En automne, lorsque le jardin des Tuileries se pare d’ocre, de pourpre et d’or, la vue est des plus belles. Le dernier étage de cet hôtel particulier, situé à l’angle de la rue de Solférino et du quai Anatole-France, dépeint Paris, paresseux et provocateur. Au loin sur la droite, les tours de Notre-Dame rompent la ligne stricte des longs bâtiments du Louvre et les toits verts du musée d’Orsay caressent l’horizon. A gauche, la nef du Grand Palais semble reposer sur les chevaux ailés du pont Alexandre III. Au pied de l’édifice, une statue de Thomas Jefferson contemple des péniches glissant silencieusement le long de la Seine. Pendant longtemps, les « huiles » Pernod Ricard ont été appréciées dans le paysage. En 1950, Paul Ricard, le fondateur du groupe, tombe amoureux de cet hôtel particulier de la fin du XIXe siècle, avec sa verrière, ses vitraux, ses fresques Art nouveau et son escalier monumental en fer forgé. Il en fait alors le siège européen de sa société. Lorsque le groupe de spiritueux a décidé de déménager son siège social dans le 16e arrondissement de la capitale en 2012, l’oligarque russe a ouvert son chéquier. Alexeï Kouzmitchev débourse alors 28 millions d’euros pour mettre la main sur ce joyau et en faire son pied-à-terre. Dans la foulée, il rachète les immeubles voisins et entame des travaux pharaoniques, il creuse une piscine au milieu de la cour, un spa au sous-sol et installe un ascenseur pour dissimuler ses objets de valeur aux passants trop curieux. voitures de courses.
Mais voilà que, depuis le début de la guerre en Ukraine, Alexeï Kouzmitchev, fondateur du fonds d’investissement luxembourgeois LetterOne et actionnaire d’Alfa Group, conglomérat russe spécialisé dans la chimie, le négoce de matières premières et la banque (avec Alfa Bank), inclus dans le Liste européenne des personnes concernées par les sanctions. Et des milliers de mètres carrés figurent désormais en bonne place dans l’inventaire des biens gelés mis à jour par la direction générale du ministère des Finances à Bercy. Cette précieuse liste comprend des dizaines d’immeubles haussmanniens, des cottages à Courchevel ou aux Allues ou encore des villas de rêve sur la côte du Grand Bleu à Antibes, Le Lavandou ou Saint-Jean-Cap-Ferrat. Kouzmichev, comme beaucoup d’autres milliardaires, aimait beaucoup la France : en plus de son « palais » parisien, il acquit une immense villa avec une vue magnifique sur la plage de Pampelonne à Saint-Tropez, et aux beaux jours il naviguait sur deux yachts, nommé La Petite Ourse et La Grande Ourse . S’il veut rester propriétaire de son petit empire français, il ne peut plus ni le louer ni le vendre.
Depuis le début du conflit en février dernier, lorsque les sanctions économiques ont commencé à pleuvoir sur Moscou, la chasse aux oligarques russes fait la une des journaux. Sabre clair, Bruno Le Maire s’illumine et déclare vouloir « toucher au coeur du pouvoir russe ». Avec le secret espoir que ces milliardaires, privés de leurs piscines à débordement, finiront par se soulever et, pourquoi pas, uniront leurs forces pour renverser le tsar du Kremlin. Sauf que la révolution de palais n’a pas eu lieu. Vladimir Poutine a toujours le doigt sur le bouton nucléaire et les oligarques russes passent leurs étés sur les bords de la mer Noire, en Turquie ou à Dubaï. Près de neuf mois après l’invasion de l’Ukraine par les chars russes, la traque continue. Voix Mezza.
1,3 milliard d’euros d’actifs gelés
Il faut dire que le butin « gelé » par les Occidentaux n’a rien à voir avec le trésor de guerre. Alors que le patron de Bercy affirmait au printemps dernier que les alliés bloqueraient l’équivalent de 1 000 milliards de dollars d’actifs russes, les résultats jusqu’à présent ont été très modestes. Selon les chiffres exclusifs recueillis par L’Express auprès du ministère de l’Économie, seuls 1,3 milliard d’euros de biens (physiques et financiers) ont été gelés en France. Une somme nette, certes, mais pas à la hauteur des espérances. Que cache ce chiffre ? Une très grande moitié est représentée par l’immobilier, auquel il faut ajouter un peu plus de 200 millions d’euros de produits financiers, six yachts pour 125 millions d’euros, six hélicoptères pour 60 millions et deux œuvres d’art. « Dans toute l’Union européenne, seuls 17 milliards d’avoirs russes ont été gelés et ce chiffre est concentré dans quelques pays comme la France, l’Allemagne, la Belgique et l’Italie », explique Johan Langerock, fiscaliste au sein du groupe des Verts au Parlement européen. . Rien à Chypre ou à Malte, mais les deux camps d’été sont très prisés des milliardaires russes en déplacement. En Suisse, sur les 250 milliards d’actifs qui dormiraient dans les caisses des banques suisses, un peu plus de 6 milliards d’euros seraient saisis…
Des moyens trop minces
En France, Bercy a rapidement mis en place un « groupe de travail » dédié à cette chasse. Derrière l’expression pompeuse se cache un groupe d’environ 80 fonctionnaires reliés par une boucle WhatsApp et dispersés dans différentes administrations. Chaque entité a sa propre mission. Le ministère des Finances et son service Multicom, spécialisé dans la lutte contre la délinquance financière, ont pour mission de coordonner la « brigade » et de mettre en œuvre les sanctions. La Direction Générale des Finances Publiques est chargée du suivi des actifs financiers et immobiliers. La cellule de renseignement financier Tracfin traite les déclarations d’opérations suspectes des banques, notaires ou compagnies d’assurances. Enfin, la douane veille à ce qu’aucune sanction ne soit évitée, autrement dit, à ce que le bien « congelé » ne disparaisse pas dans la nature. Les douaniers sont notamment chargés de contrôler les yachts d’Igor Setchin, Arkady Rotenberg et Aleksey Kuzmichev, ainsi que les six hélicoptères de Roman Abramovich et Alicher Ousmanov. Organisation efficace sur le papier… pas suffisante en réalité. « On est en contact tous les jours, mais il faut avouer que chacun a d’autres missions dans le feu », explique-t-on à Bercy.
Un système de poupées russes de sociétés-écrans
« Les services de l’Etat ne sont pas suffisamment outillés pour démêler les embrouilles financières et le dialogue avec la justice n’est pas bien formalisé », déplore Sara Brimbeuf, responsable du plaidoyer sur la grande corruption et les flux financiers illicites de l’organisation non gouvernementale Transparency International. Car ces oligarques russes sont passés maîtres dans l’art d’effacer les liens capitaux qui les lient à leur entreprise, leur villa de luxe ou leur bateau de croisière. Le plus simple : changer le nom du bénéficiaire. Faites de la place aux enfants – lorsqu’ils sont mineurs, les avoirs ne peuvent pas être gelés -, aux épouses, aux tantes et aux oncles… Une maîtresse cachée, c’est encore mieux. Andrej Melnichenko a essayé dur, mais la patrouille l’a rapidement rattrapé. Cet homme, que le magazine américain Forbes classait l’an dernier comme le huitième Russe le plus riche, propriétaire du géant des engrais EuroChem et du groupe Suek spécialisé dans le charbon, faisait en effet partie de la trentaine d’oligarques réunis au Kremlin par Poutine le jour de l’agression contre l’Ukraine. Le 8 mars, jour de son 50e anniversaire et la veille du prononcé de la peine, il transfère tous ses droits de propriété à une fiducie enregistrée à Chypre, dont le principal bénéficiaire est… sa femme Aleksandra Melnichenko. Les ficelles étaient anodines et même la riche épouse était finalement sous sanctions quelques semaines plus tard, en juin. Mais les choses se compliquent sérieusement lorsque les liens financiers disparaissent sous un amoncellement de sociétés écrans, souvent basées dans les eaux turquoises des paradis fiscaux caribéens.
L’homme en sait quelque chose. Renaud Van Ruymbeke, ancien juge d’instruction spécialiste de la place financière du tribunal de Paris, tente depuis des années de dissiper le brouillard des paradis fiscaux. « Les oligarques n’ont pas attendu l’Ukraine pour créer un réseau de sociétés écrans. Ils le font depuis longtemps, et les premières sanctions imposées en 2014 après la guerre de Crimée n’ont fait qu’accélérer le mouvement », explique Renaud Van Ruymbeke, qui a vient de publier un essai sur la finance offshore. Selon les recherches du quotidien Le Monde, l’ancien vice-Premier ministre Igor Chouvalov détient une fiducie au Liechtenstein, propriétaire d’un château en Autriche d’une valeur de 10 millions d’euros, et d’une villa de luxe en Toscane. Roman Abramovich s’est certes débarrassé de son club de football de Chelsea immédiatement après l’annonce des sanctions, mais il posséderait une trentaine de sociétés offshore enregistrées aux îles Vierges britanniques et à Aruba, selon Van Ruymbeke.
Il est impossible de saisir et de vendre ces biens sans décision de justice, c’est-à-dire sans preuve qu’ils ont été obtenus par le biais de délits, de blanchiment d’argent ou de corruption. « Toute la différence est entre un gel, qui est une décision politique, et une saisie, qui est une mesure de justice », explique Olivier Dorgans, avocat spécialiste des sanctions chez Ashurt. Croisant les dossiers des personnes sous sanctions avec les Panama Papers, d’autres scandales financiers et les registres cadastraux, l’organisation non gouvernementale Transparency International a néanmoins porté plainte contre cinq oligarques russes (dont elle ne veut pas dévoiler les noms) auprès du Parquet national financier. le 24 mai. Le 1er juillet, elle a finalement ouvert une enquête et transmis l’intégralité du dossier au service du parquet de Paris chargé du crime organisé et du blanchiment d’argent. Depuis, l’ONG est sans nouvelles…
On estime qu’en moyenne, les coûts d’entretien annuels du yacht s’élèvent à environ 10 % du prix d’achat du bateau.
Combien de temps ce « gel » provisoire peut-il durer ? Théoriquement, des années. « De toute façon, tant que les sanctions sont en place », répond Bercy. Ce qui soulève une question apparemment triviale. Qui paiera l’entretien de ces actifs? Le salaire des équipages des bateaux, des jardiniers, des majordomes ou des femmes de chambre qui sont chargés d’entretenir les luxueuses villas toute l’année… Qui assurera la sécurité ou empêchera un groupe de squatters de s’y installer ? Avec le risque que la valeur de cette matière première baisse dans les mois… Le sujet est glissant. Et crucial pour les yachts.
« On estime qu’en moyenne, les coûts d’entretien annuels d’un yacht représentent environ 10% du prix d’achat du bateau », précise Renaud Van Ruymbeke. Dans le port de La Ciotat, l’Amore Vero, le plus grand yacht gelé par les douanes françaises et propriété du milliardaire Igor Setchin – qui conteste en être le propriétaire légitime – joue la belle au bois dormant. Avec ses 85 mètres de long, ses trois ponts, une piscine transformable en piste d’atterrissage pour hélicoptère, il occupe une grande partie du chantier naval. Selon les informations que nous avons recueillies auprès de la capitainerie du port, un équipage d’une quinzaine de personnes sera toujours dédié à l’entretien de ce monstre marin. Mais comment payer les salaires de ces employés et les factures, alors que les sorties de capitaux sont interdites par le Kremlin ? « L’Union européenne a introduit des exceptions », a répondu Bercy sans plus de précisions. Début juin, après le gel du superyacht Amadea dans le port de San Diego, Jack Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de l’administration Biden, a lâché : « Vous savez quelle est la chose la plus folle ? Maintenant, c’est au contribuable américain de payer son entretien. .. »
Le droit de la propriété en question
Pour des ONG comme B4Ukraine, qui rêvent de pouvoir financer une partie de la reconstruction du pays avec l’argent de la vente des avoirs confisqués, ces dilemmes juridiques sont déroutants. Au Canada, ils se sont prononcés cet été sur la difficile question de la transition entre le gel des avoirs et leur saisie. Une loi extraordinaire a été votée, permettant la saisie de biens sans condamnation. La Grande-Bretagne envisage un dispositif similaire. Un rebondissement qui pose question. « C’est très dangereux d’aller dans ce sens, car nous vivons dans un Etat de droit dont l’un des fondements est le respect du droit de propriété », prévient Olivier Attias, avocat chez August Debouzy. En mai dernier, la Commission européenne a proposé la mise en place d’un nouvel « eurocrime », qui permettrait la saisie des biens d’une personne ayant visiblement tenté d’échapper aux sanctions. Depuis, le dossier prend la poussière sur la table du Conseil européen. Pendant ce temps, à La Ciotat, Alain Bonneau, un habitant de la commune, lance une pétition réclamant l’hébergement de réfugiés ukrainiens sur un yacht de luxe. « En quelques mois, j’ai reçu près de 30 000 signatures », raconte-t-il à L’Express. Une épée dans l’eau. Qui qu’il soit, le propriétaire d’Amore Vero peut toujours dormir tranquille.
Opinions
Sébastien Abis, directeur général du Club Demeter et chercheur à l’Iris