Voyages de presse avec l'armée russe : LCI, France 2 et l'AFP provoquent la colère de Kiev

Des médias français interdits d’Ukraine, accusés de jouer le jeu de Moscou ? La menace a été formulée ces derniers jours par Kyiv. En cause, la participation à un voyage de presse organisé par la Russie, où « l’Ukraine va à contre-courant », ont rapporté plusieurs journalistes interrogés par CheckNews.

Ces derniers jours, plusieurs grands médias français ont en effet proposé à leurs lecteurs et téléspectateurs une plongée dans le territoire occupé par l’armée russe. En documentant, par exemple, l’état actuel de destruction de la ville de Marioupol, trois mois après le début de l’invasion russe. « Des immeubles brûlés se dressent contre le ciel bas et la pluie dans la ville martyre de Marioupol, décrit l’Agence France Presse (AFP), dans un article publié le 22 mai. Lorsque les derniers défenseurs de l’Ukraine se sont rendus à la Russie, les passants ont pleuré leur avenir perdu. Au même moment, LCI nous a emmenés au « tunnel de Marioupol » dans un endroit proche de l’usine d’Azovstal, qui a été assiégée pendant des semaines par les troupes russes. France 2, de son côté, raconte le 23 mai la vie quotidienne à Kherson, sous occupation russe depuis mars.

Le cadre de ce reportage, dans une zone entièrement contrôlée par les troupes russes ? Les voyages de presse, seul moyen pour les médias français de documenter la vie, et ce qu’il en reste, dans ce domaine. Mais c’est aussi le seul moyen d’éviter qu’ils ne soient couverts que par les médias russes ou pro-russes.

Et ce cadre n’est pas caché. Par exemple, expliqué très tôt dans un rapport de l’agence France Presse : « Des journalistes de l’AFP ont constaté l’étendue des dégâts [le 18 mai] lors d’un voyage de presse organisé par le ministère russe de la Défense. » Certaines parties de la dépêche mentionnent également que les troupes russes ont décidé du programme des journalistes : « Cependant, l’armée russe n’a pas permis aux médias d’approcher l’énorme aciérie, qui est devenue un symbole de la farouche résistance ukrainienne. […] Des soldats russes ont ensuite emmené les journalistes au zoo de la ville. Les lions, ours et autres bêtes se tenaient là dans des cages sombres, mais semblaient en bonne santé.

Quant à l’AFP, France 2 annonce les couleurs dès la première seconde du sujet : « Des soldats russes nous accompagnent ». Idem pour LCI, qui multiplie les avertissements sur la nature de l’image et les conditions de prise de vue. En voix off, les journalistes préviennent d’emblée que « l’armée russe a invité la presse », alors que les dernières poches de résistance tombent, et donc que les journalistes sont « escortés par l’armée russe ». Et les commentaires insistaient : « Et c’est ce que la Russie veut montrer aux médias internationaux : le matériel militaire étranger […] est détruit ».

Selon le journaliste concerné, c’est l’un des principaux intérêts de ce voyage de presse organisé par la Russie : savoir et comprendre ce que veut montrer le Kremlin, qui renseigne sur ses objectifs.

Colère de Kyiv

Colère de Kyiv

Une vision que les autorités ukrainiennes n’ont guère. En fait, la colère de l’Ukraine a même conduit à un véritable incident diplomatique : « Les autorités de Kiev nous ont dit que désormais elles surveilleraient les médias effectuant ces déplacements, et que nous pourrions être bannis d’Ukraine, rapporte Karim Talbi, rédacteur en chef de l’AFP Europe. Nous a plutôt bien réagi. Difficile de dévoiler notre position à l’ambassade d’Ukraine en France. Celle-ci dit que l’agence a documenté ce qui s’est passé à Boutcha, à Kramatorsk. Que les photos que le président Zelensky a partagées sur les réseaux sociaux sont parfois des photos AFP, que les Ukrainiens montrent aussi à l’ONU. .

Résultat : « Il y a eu un débat animé et honnête avec l’ambassadeur. Ce qui explique essentiellement que la Russie essaiera d’utiliser notre présence pour légitimer sa présence. Il a été convenu qu’il expliquerait notre position à Kyiv. Depuis lors, nous n’avons reçu aucun retour spécifique des autorités ukrainiennes. » Et les journalistes de l’agence, pour l’instant, peuvent encore travailler en Ukraine.

«Imaginez un voyage de presse à Oradour-sur-Glane»

«Imaginez un voyage de presse à Oradour-sur-Glane»

Contactée par CheckNews, l’ambassade d’Ukraine en France a confirmé suivre la situation de très près : « Malheureusement, les médias français sont surreprésentés dans ce voyage de presse. Et l’AFP, France Télé, TF1, donc les médias français sont des symboles, qui ont été invités par Cela montre que [le Kremlin] a des objectifs de communication dans certains pays.

La porte-parole de l’ambassade, Alexandra Prysiazhniuk, a confirmé une chose : « Quand vous acceptez d’être accompagné par des soldats russes, vous vous engagez à ne pas voir certaines choses. des témoignages de victimes de viols et de tortures. Vous verrez ce qu’ils vous laisseront voir, et donc vous montrerez au monde ce qu’ils veulent que vous montriez. Votre nom et votre réputation médiatique seront exploités cyniquement pour légitimer l’agression [russe]. »

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L’ambassade d’Ukraine a reconnu que « filmer certaines situations est inestimable en termes d’information » mais que cela soulève des « questions de moralité »: « Imaginez un voyage de presse à Oradour-sur-Glane après le massacre », a déclaré le porte-parole, évoquant les crimes commis par Soldats allemands en juin 1944 en France. Selon lui, ce voyage de presse organisé par la Russie s’est déroulé dans un contexte où « l’Ukraine est nerveuse, et il est très difficile de digérer les concessions, surtout celles faites par les médias connus » : « Le pire, c’est que la propagande russe est victorieux quoi qu’il arrive : il a le potentiel de nous rabaisser en aucun cas il ne faut tenir une position forte vis-à-vis des médias destinataires de ce voyage de presse, pour éviter la multiplication des types de reportages.

«On travaille en toute liberté… dans le cadre fixé»

«On travaille en toute liberté… dans le cadre fixé»

Les journalistes français interrogés par CheckNews ont généralement estimé que « ce n’est pas parce qu’on est avec l’armée russe qu’on ne peut pas faire un reportage intéressant ». Tant qu’un certain état de l’image est décrit. « Après tout, il n’y a pas d’autre moyen d’être à Marioupol que d’y aller avec l’armée russe », a déclaré Karim Talbi de l’AFP. Hormis le fait d’avoir des correspondants vivant dans des zones séparatistes et de pouvoir voyager, c’était extrêmement rare. Si nous pouvions y aller de façon indépendante, nous le ferions. Mais si nous n’y allons pas, nous ne saurons pas ce qu’est Marioupol aujourd’hui.

Comment se passe la visite sur place ? « Depuis que la Russie a de nouveau envahi l’Ukraine en février, nous avons immédiatement demandé, par l’intermédiaire du bureau de Moscou, de pouvoir suivre l’armée russe, a expliqué le rédacteur en chef. Ou du moins accéder au territoire sous contrôle de l’armée russe. Deux jours avant le début de ce voyage de presse à Marioupol, l’armée nous donne rendez-vous dans le sud de la Russie. Nous ne savions pas où nous allions ensuite : ils ne nous disaient où nous allions que lorsque nous étions pris en charge. Et même après, le programme peut changer à tout moment, presque d’heure en heure.

« Alors sur place, on travaille en toute liberté… dans un cadre fixe, poursuit-il. Nous ne pouvons pas voyager, nous n’avons pas notre propre véhicule. Mais ils ne nous ont pas dit à qui parler, quoi filmer, etc. Après cela, il est certain que lorsque nous sommes allés parler aux habitants, ils ont vu que nous étions accompagnés de militaires russes. Mais même dans ces conditions, on a attrapé pas mal de choses. Nous savons poser des questions, sans les mettre en danger. Un autre défi est aussi d’avoir notre propre image, pas seulement l’image du ministère russe de la Défense. En bref, nous obtenons ce que nous pouvons obtenir.

Avant Marioupol, Alep

Avant Marioupol, Alep

Cette pratique n’est pas nouvelle : avant l’Ukraine, l’armée russe avait organisé des voyages du même type. En Syrie, par exemple, il y a aussi une ville détruite : Alep. « L’AFP accepte toujours les invitations, quelle que soit l’armée. En Syrie, nous couvrons les rebelles mais aussi avec l’armée de Bachar et l’armée russe », a expliqué Karim Talbi.

Cependant, le terme « voyage de presse » est généralement davantage utilisé lorsque des journalistes sont invités par des entreprises à des fins promotionnelles que pour servir dans les forces armées. Lorsqu’un journaliste accompagne une unité militaire, on parle généralement de journalisme « intégré » ou « intégré ». Pourquoi l’AFP préfère-t-elle la première expression ? « On utilise le terme qui s’encastre quand un journaliste suit un militaire américain ou français, expliquait-on à l’AFP, car il y a un côté immersion avec l’armée, que le reporter va permuter. Ici on parle de voyages de presse parce qu’ils ne nous parlent pas vraiment. C’est plus en mode tour opérateur. De plus, l’armée russe n’organise pas d’encastrement en mode immersion. S’ils nous invitent, nous le ferons. »

«On ne va pas à Marioupol seul»

«On ne va pas à Marioupol seul»

Ce n’est pas la première fois que l’état de la couverture médiatique française fait parler de lui. Comme le rapportait Libération fin mars, l’équipe de TF1 a pu tourner à Marioupol, et déjà avec l’aval de Moscou. Guillaume Debré, chef du pôle information de la rédaction de TF1, nous a également dit que si les reportages à Marioupol ne sont pas « embedded » (ou « embedded ») expressément, « il y a des militaires russes autour ». « [Le journaliste] Liseron Boudoul est basé à Donetsk depuis début février. Il a pu pénétrer dans le district nord-ouest de Marioupol via l’oblast de Donetsk, grâce à ses propres contacts et moyens, jusqu’à un point stratégique où il a suivi les prorusses. Mais ils ont un permis définitif, nous n’irons pas seuls à Marioupol », a-t-il admis.