Ce n’est pas le sanctuaire voisin de Sainte-Anne-d’Auray qui attire les foules, ce vendredi 9 septembre dans le Morbihan, mais le manoir en granit sombre d’un particulier. Dans une grange attenante déjà bondée, 250 personnes ont commencé à réciter le Rosaire. La congrégation – majoritairement féminine, d’âges et d’origines variés – ressemble à celle de n’importe quel sanctuaire marial.

A l’extérieur, les retardataires se pressent devant un tableau en plastique blanc où l’on inscrit ses coordonnées, et indique si l’on souhaite recevoir le scapulaire de l’Alliance, ce médaillon original remis lors de la cérémonie d’entrée dans la communauté. Quelque 2 700 personnes l’ont déjà reçu depuis le milieu des années 2010. « Aujourd’hui ce ne sera pas possible, explique une femme à un petit groupe déçu. Notre évêque référent, Mgr Marc Aillet (évêque de Bayonne, ndlr) a demandé que les postulants ne le reçoivent plus directement. Ils doivent d’abord rencontrer un prêtre de l’Alliance. »

Le groupe qui se réunit en fin d’après-midi, en marge d’une procession mariale – la Troménie de Marie – fondée par l’un de ses membres, s’appelle l’Alliance des Cœurs Unis. « Concrètement, c’est juste une communauté de gens qui se réunissent en petits groupes pour prier », explique Ivan Noailles, policier à la retraite et membre de l’Alliance, rencontré à Sainte-Anne-d’Auray. Sa raison d’être : diffuser les révélations d’une mystique de 61 ans, « Virginie », de son vrai nom Gaëtane de Lacoste Lareymondie (Virginie est son deuxième prénom).

« C’est Jeanne qui vous dit ça »

« Vous n’avez pas quelqu’un de spécial devant vous », commence cette femme blonde au visage doux dans la grange, qui dit que le Seigneur lui a parlé régulièrement et lui a donné des visions depuis 1994. tout simplement quelque chose que j’ai remis à l’Église, par l’intermédiaire de Mgr Aillet notamment, et de mon père spirituel, qui est aussi l’aumônier de l’Alliance, le père Marie-Philippe (Thurotte) » (1), de la communauté Saint-Jean.

Avec éloquence, la mystique décrit le visage ensanglanté de Jésus qu’elle dit avoir vu sur l’autel de l’église de Domrémy-la-Pucelle (Vosges) : « Une de ses paupières a été entièrement transpercée par une aiguille de 8 cm. » cite-t-elle, bouillonnante , ce que Jeanne d’Arc lui aurait confié lors d’une messe en Vendée. « Tu te rends compte, c’est Jeanne qui te dit ça ! Est-ce que ça te dérange un peu ? »

Sa conférence mêle conseils de développement personnel (l’importance du sourire, « pour ne pas dire « je suis nul » puisque tu as été créé par Dieu ») et messages plus politiques, monarchistes, avec une insistance sur le sacrifice et le martyre. « Je ne suis pas un oiseau de malheur, mais le temps passe vite… », prévient, à Sainte-Anne-d’Auray, cette mère de cinq enfants, qui affirme que le Christ lui a récemment demandé d’aller à l’Isle Madame, en Charente-Maritime. « J’ai dit au Seigneur : ‘M’envoies-tu confier l’Église de France à des prêtres morts pendant les guerres de Vendée ? Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Allons-nous avoir une Révolution à l’envers ?’ Jésus me répond : « Mon enfant, il y aura d’autres Vendées ». C’est tout ce que je sais. »

A la sortie de la grange, la discussion s’engage avec Virginie. « De rien mais je préfère qu’il n’y ait pas d’article sur nous… » Les 2.700 fidèles qui ont reçu le scapulaire sont répartis en « 80 groupes de prière pour l’Eglise et la France », précise seulement le mystique. Ils sont surnommés « boutons de rose ». Mais qui sont « les roses », ces personnes que plusieurs sources décrivent comme le noyau de l’Alliance ? « Les roses sont entre 15 et 20, mais je ne vous donnerai pas leurs noms », répond Virginie. Ce ne sont que des personnes qui souhaitent s’investir dans la société avec des valeurs chrétiennes. Il n’y a rien de commun. »

Plusieurs prêtres et fidèles interrogés par La Croix décrivent l’Alliance comme une Église parallèle évoluant dans la plus grande discrétion, sous le radar des paroisses. Le groupe a toujours quelque chose d’une société secrète. En effet, les roses, qui n’étaient à l’origine que 13, sont décrites dans le premier volume du livre de Virginia, The King’s Secrets, comme « l’inverse ou la « contrepartie contraire » d’un ordre mondial maçonnique. « Jésus me montre que 13 roses ne sont pas une coïncidence. à ce jour…, écrit-elle. Jésus me montre un triangle qui ressemble à une pyramide : il y a 13 boules noires. Ce sont les tout-puissants dans notre monde d’aujourd’hui. Je reçois qu’eux aussi ont fait un pacte, mais avec les ténèbres. »

Les roses sont étroitement liées à la droite catholique conservatrice. Parmi les membres que La Croix a pu identifier figurent la co-fondatrice de la Manif pour tous Béatrice Bourges et Caroline de Villiers, fille de Philippe de Villiers, qui prête régulièrement à l’association la bague attribuée à Jeanne d’Arc récemment acquise aux enchères par son père. Contactées, les deux femmes confirment qu’elles se sont « consacrées aux saints cœurs unis de Jésus et de Marie ».

En communication avec les morts

Pour bien comprendre la naissance des roses, il faut remonter au début des années 1990. Gaëtane de Lacoste Lareymondie ne s’appelait pas encore « Virginia ». Le trentenaire est journaliste. Elle réalise notamment des interviews et des reportages pour un magazine de spiritualité, Chrétiens magazine, pour lequel elle arpente les lieux de miracles présumés, de Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise) à Tournai (Belgique), et rencontre de nombreux « » comme Francine Bériault (qui se fait appeler « la fille du oui à Jésus »), Myrna Nazzour ou Mirella Pizzioli, une Italienne qui revendique un « charisme de communion des saints », et la fait entrer en communication avec les morts.

En 1992, Virginie part en pèlerinage à Medjugorje (Bosnie-Herzégovine) où elle rencontre une certaine Christine, qui jouera un rôle majeur dans la fondation de l’Alliance. Avant sa mort à la fin des années 2000, cette dentiste a en effet demandé à Virginie et à quelques amis d’aider Martine L. (2), une autre voyante, à transcrire et publier les messages qu’elle recevrait du Christ.

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Un groupe se crée donc autour de ce coiffeur de Reims (Marne). Nous partageons ses écrits. Nous les transcrivons. Plusieurs livres (Le Roi choisi par Dieu, Seul l’amour sauvera le troisième millénaire, tomes 1, 2 et 3) sont publiés aux Éditions Resiac. A Martine, le Christ aurait annoncé dès l’an 2000 qu’après les « grands événements mondiaux », les descendants des Bourbons et des Capétiens reviendront gouverner la France.

Le groupe s’est très vite recentré autour de Virginie, qui témoigne pour la première fois publiquement de ses visions en 2008 à Orléans. On y retrouve les mêmes références monarchistes que chez Martine. « Le Christ est la tête. Et nous savons ce qui s’est passé en France quand nous avons commencé à décapiter. Quand on se coupe la tête, la mort suit », raconte Virginie à Sainte-Anne-d’Auray, par exemple.

Au début des années 2010, les roses écument les églises et sanctuaires mariaux. Les révélations de Virginie se multiplient, et des réunions s’organisent à Versailles, dans le Var ou à Reims, en vue de leur publication. « Ce sont ces messages du Ciel qui m’ont ramenée à l’Église », témoigne à La Croix Sylvie de Corta, l’une des premières roses, et plus particulièrement chargée de transcrire les messages. « Tout ce que dit Virginie, on sent qu’elle l’a vraiment vécu. En 2012, le premier tome des Secrets du Roi est publié. Le groupe adopte un acte de consécration « aux deux saints cœurs unis de Jésus et de Marie », répété chaque matin. Une chaîne de prière perpétuelle est organisée, chaque membre ayant son « tour de garde », aussi appelé « jour de la rose ».

« Emprise » et « manipulation », d’anciens membres témoignent

Le 19 avril 2014, les statuts de l’association Alliance des Cœurs Unis ont été déposés à la sous-préfecture de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques). Trois sources indiquent à La Croix que c’est aussi à cette époque que Virginie aurait « reçu du Christ » la demande d’écrire à l’évêque du diocèse, Mgr Aillet. « J’ai accepté d’accompagner l’Alliance pastorale en disant toujours que je ne peux pas préjuger de l’authenticité des révélations », explique ce dernier à La Croix.

Ces dernières années, les évêques ont exprimé leurs réserves, amenant l’évêque de Bayonne à demander à Virginie de suspendre ses conférences. Des témoignages d’anciens membres de l’Alliance – La Croix a pu les consulter et rencontrer plusieurs auteurs – sont parvenus à la cellule des dérives sectaires dans les communautés catholiques, dès le mois de mars. Les critiques adressées – « emprise », « manipulation des esprits », « impossibilité de sortir librement du groupe de roses » – ont conduit le chef de cellule, Mgr Jean-Luc Brunin, à alerter Mgr Aillet. « Il n’y a aucune preuve pour conclure qu’il y a des problèmes », a-t-il déclaré à La Croix. L’évêque de Bayonne affirme que rien dans les messages de Virginie n’est en contradiction « avec la foi ou la morale ».

« Aujourd’hui, je n’y crois plus », confie le père Antoine Coelho, ancien père spirituel de Virginie entre 2012 et 2013. « Ce n’est pas à moi de juger de la véracité des messages prétendument reçus du ciel. Cela dépend de l’Église. Cela dit, sur ces questions spirituelles complexes, j’invite tous les fidèles à être très prudents », conclut ce prêtre qui a rejoint le diocèse de Toulon, où il a fondé en 2017 une fraternité, la Maison du Saint-Esprit. Comme lui, plusieurs prêtres et évêques contactés par La Croix estiment qu’une sérieuse enquête canonique devrait être menée.

« Une boule noire à la tête de l’Église »

Dans Les Secrets du roi, Virginie explique que la mère de Jésus a été conçue « dans le sein du Père », avant la naissance du monde. « Le lait maternel de Marie est d’une substance spirituelle divine car elle est l’épouse du Saint-Esprit », décrit encore le mystique. Cette femme, mariée depuis 1980, se présente aussi comme la « veuve » ou l' »épouse » du Christ. Ce dernier, dit-elle, l’aurait embrassée sur la bouche lors d’une apparition.

Un autre point discutable concerne le pape François. Virginie ne dit jamais qu’il est apostat, mais elle témoigne de la vision, une semaine après son élection en 2013, « d’une boule noire à la tête de l’Église ». « Je demande au Seigneur de m’éclairer sur ces infiltrations lucifériennes… », écrira-t-elle plus tard.

La plupart des boutons de rose rencontrés à Sainte-Anne-d’Auray disent garder un certain recul sur ces messages. « Il y a un grand respect de la liberté de chacun », assure un jeune magistrat parisien qui a reçu le scapulaire en 2019 des mains de Mgr Aillet, à Bayonne. « L’Alliance porte ses fruits. Il y a de beaux liens de solidarité entre nous. Et vous savez, nous sommes en communion avec l’Église et le pape François. Quelques jours après la conférence de Sainte-Anne-d’Auray, des membres bretons de l’Alliance vont jusqu’à évoquer, lors d’un meeting, des « anges de Satan » qui inspireront le successeur de Benoît XVI.

« Des élus qui espèrent sauver la France et l’Église »

Historien spécialisé dans les phénomènes mystiques

« Virginia se montre beaucoup, ce qui est déjà un critère rédhibitoire. Je ne vois pas de ligne directrice dans ses propos – si ce n’est un programme politique royaliste. Elle prône le retour au royaume chrétien, à la France de Jeanne d’Arc. Cela fait partie d’une chaîne pseudo-mystique et occulte qui remonte au 19ème siècle, à l’instar des faux visionnaires comme la bretonne Marie-Julie Jahenny (1850-1941).

Cette « alliance » va à l’encontre de l’unité du corps ecclésial en ravivant les passions et la nostalgie. Elle tombe dans le non-théologique, autour d’un usage du titre de « Marie co-rédemptrice » qui peut aller jusqu’à une déification de la Vierge. La situation socio-politique en France est un terreau propice à ce phénomène, dans un milieu traditionnel d’opposition au pape François. Ceux qui y adhèrent se considèrent comme les élus, le petit reste des fidèles qui espèrent sauver la France et l’Église. »

Recueilli par Benoît Fauchet​