TOUBA A SUIVI LA VIE DE SON FONDATEUR

Le docteur Cheikh Guèye, géographe et écrivain, s’intéresse à l’articulation entre espace et identité, notamment dans la ville de Touba. Dans cet entretien, l’auteur de « Touba, une capitale dos Mourides » aborde plusieurs questions liées à l’évolution de la ville sainte.

Le sacré qui produit une ville. L’exemple de Touba est-il courant dans le monde ?

Cet exemple n’est pas rare. Le sacré produit souvent la ville. De plus, presque toutes les fondations de la ville sont précédées ou accompagnées par le sacré et définies par lui. La ville est toujours un mariage harmonieux entre le sacré et le profane, qui est aussi l’autre moteur de la ville, l’homme étant matière et esprit. Mais Touba est une ville religieuse et sacrée, la fonction religieuse est essentielle et a la particularité de peser sur tout le reste. C’est ce qui génère l’organisation spatiale, la gestion urbaine, les principaux événements (magais et fêtes), la vie quotidienne, etc. En cela, Touba ressemble à d’autres grandes villes religieuses telles que La Mecque, Homs ou le Vatican.

La notion de cité religieuse dépend aussi de sa genèse, de ses paysages, de ses représentations, de ses fonctions. La fonction fondatrice du mythe et du sacré est sans doute importante pour le caractériser. Touba est le reflet et la capitale d’une confrérie soufie musulmane, aux traits de caractère purement sénégalais et c’est ce qui la rend unique en tant que ville sainte au monde.

Touba, dont le site a été découvert en 1887, est la troisième fondation de Cheikh Ahmadou Bamba après Darou Salam et Darou Marnane. Mais cette fondation a une signification particulière par rapport à toutes les autres fondations. Il entre dans la série des tentatives de création de retraites spirituelles personnelles (comme Darou Salam) ou de prise en charge de nouveaux disciples, qui ont imprimé du sacré dans cet espace qui constitue le cœur du pays mouride. Mais elle est surtout perçue par le fondateur comme le signe d’une révélation qui, avec d’autres faits, notamment la « rencontre » avec le Prophète, marque l’aboutissement de ses recherches mystiques.

La fondation est donc l’œuvre d’un agent religieux et a une signification religieuse, mystique et soufie. Avant même la fondation elle-même, Touba était avant tout un mythe, un rêve, celui d’un ascète tourné vers la méditation et la contemplation. Entre cette fondation-découverte et l’octroi de terres par les autorités coloniales pour la construction de la mosquée, Touba a suivi la trajectoire de vie de son fondateur qui, malgré les exilés et les «assignations à résidence», a multiplié les efforts pour réaliser son rêve. .

Quelle part de légende dans le récit mouride de la création de Touba ?

Cette partie de la légende est très importante et est une composante de la production du sacré et de la sainteté. Toutes les versions considèrent la découverte-fondatrice de Touba comme un moment d’inspiration divine. Trois ans après la fondation de Darou Salam, le Cheikh reçut l’ordre de fonder Touba, après une retraite spirituelle (khalwatou) de 30 à 40 jours au pied d’un « sékhaw » (combretum micrantum), situé aujourd’hui à l’est de Ndame et ayant donné son nom à un grand district. A partir de ce moment, il n’eut d’autre souci que de découvrir Touba. Disparaissant dans la brousse pendant plusieurs jours et arrivant à l’emplacement actuel de la mosquée où se trouvait un grand arbre « bepp » (sterculea), il eut la révélation et ceignit littéralement l’arbre en s’exclamant « Voici l’arbre du bonheur (Tuubaa) ! « . C’est au pied de cet arbre qu’un chasseur peul du nom de Boubou Dia le découvrit et informa ses disciples et proches qui le recherchaient déjà. Cette version de la légende de la fondation est la plus racontée et aussi la plus proche de la vérité.

Quelle est l’origine du fameux « titre foncier » de Touba ?

Le titre de propriété de Touba constitue l’instrument juridique de garantie de la propriété issue du « droit de la hache » que la famille de Cheikh Ahmadou Bamba détient collectivement depuis 1887. Il était destiné à protéger la ville contre toute tentative d’appropriation légale externe. . et dans le futur. Un événement décisif pour la légitimation juridique de ce statut particulier eut lieu le 17 septembre 1928 : « un bail dit emphytéotique d’une durée de 50 ans et portant sur des terres rurales en forme de carré parfait d’une superficie de 400 hectares situés sur la route de Mbacké à Sagata à une distance d’environ 8,5 kilomètres de Mbacké » est concédé par le gouverneur de la colonie à Serigne Mouhamadou Moustapha Mbacké. Cette première concession foncière est unanimement reconnue comme l’origine foncière et territoriale du statut particulier de Touba.

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Le titre foncier de Touba existe donc. Inscrite au nom de l’Etat colonial sénégalais d’alors, sous le numéro 528, elle comprend la grande mosquée et s’étend sur 400 ha alentour. Il a été créé le 11 août 1930 à la demande du gouverneur général de l’Afrique occidentale française (Aof) et s’est tenu au Service des Domaines de Diourbel.

Pouvez-vous nous dire un mot sur les grandes séquences de l’évolution démographique de Touba ?

Entre 1970 et 1976, la population est passée de 6 427 à 29 738 habitants, soit un taux de 29 % par an pendant six ans. Cette croissance exceptionnelle exprime un autre tournant décisif, l’accession au califat de Serigne Abdoul Ahad qui a vu l’explosion urbaine de Touba, après ses appels répétés à la colonisation et l’impact de la sécheresse. À cet égard, la mise en place d’infrastructures a également joué un rôle important. Sa construction rendit la ville « habitable » et attira, de manière permanente ou saisonnière, les populations du pays tubien. Serigne Abdoul Ahad est, en ce sens, l’initiateur du peuplement massif de la ville dans sa configuration actuelle.

Entre les deux recensements généraux de 1976 et 1988, la population de Touba a augmenté de 12,7% par an, passant de 29 738 à 125 127 habitants. Cette période correspond à l’une des principales phases de l’explosion urbaine, malgré la baisse relative du taux de croissance par rapport à l’ensemble de la période 1958-1988. Il a vu la ville se doter de ses principales infrastructures, réparties sur de vastes ensembles immobiliers, intégrant plusieurs villages satellites. La croissance naturelle, l’immigration et la contribution des villages intégrés sont les principaux déterminants.

Mais les statistiques sur la population de Touba font l’objet d’un grand doute scientifique qui interroge les méthodes, les auteurs et le calendrier des recensements. Depuis 2000, l’incertitude est totale sur les effectifs de Touba qui, selon les sources et les estimations, oscillent entre 500 000 et 2 000 000. Si Touba est devenue la deuxième ville du pays après Dakar, c’est grâce à une croissance démographique continue et exceptionnelle sur une longue période.

Quels sont, aujourd’hui, les principaux enjeux de ce que certains appellent le « village urbain » ?

Je conteste cette notion de village urbain dépassé qui ne correspond en rien à ce qu’est devenue la ville de Touba, c’est-à-dire une métropole qui étend ses tentacules à tous les points cardinaux. Elle s’est tellement développée que ses besoins sont nombreux et complexes et nécessitent la mobilisation de ressources plus importantes de la part de l’Etat, de la commune de Touba et de tous les « dahiras » qui participent aux énormes investissements prévus. L’exemple de Touba Ca Kanam, qui investit des milliards depuis cinq ans, représente une spécificité de Touba. Elle a été précédée par des « dahiras » comme Matlaboul Fawzeyni, Hizbut Tarkhiyya qui ont ouvert la voie à une plus grande participation des « dahiras » à l’urbanisation et à la gestion de la ville. Ils visent à répondre aux principaux défis d’infrastructures et d’équipements scolaires et sanitaires, d’accès à l’eau et à l’assainissement, d’hygiène et de gestion des déchets, de sécurité, de gestion des eaux pluviales, de lutte contre le chômage des jeunes et la précarité sociale, etc.

Comment voyez-vous votre avenir dans ce contexte de mondialisation et d’expérimentation de nouvelles libertés face aux interdits (alcool, prostitution, jeux d’argent, etc.) ?

Comme toutes les villes, Touba fait face à la révolution numérique et aux bouleversements économiques et sociaux générés par la mondialisation. Sa jeunesse est également exposée aux flux d’informations et d’idées qui transitent par les réseaux sociaux et Internet. Et la relation entre marabouts et disciples va beaucoup changer. Mais la ville de Touba, de par son identité religieuse et ses valeurs spirituelles issues des enseignements de Cheikhoul Khadim, est un espace de résistance à la mondialisation et constitue une échappatoire aux tentations de l’alcool, du tabac, de la prostitution, du jeu, de la musique profane. , etc. Touba est la première ville sans fumée et sans alcool au monde. Le contexte actuel valide quelque peu les choix d’interdiction du visionnaire Serigne Abdoul Ahad qui aide tous les Toubiens à se protéger contre la mondialisation galopante et ses effets dévastateurs sur les croyances et les âmes.