Lorsque le sport devient compulsif et qu’il est difficile de lâcher prise, des souffrances extrêmes peuvent survenir.

Vous passez une bonne partie de vos journées à la salle de sport, et lorsqu’un imprévu vous empêche d’y aller, un sentiment de manque s’installe. Cela vous inquiète, affecte votre humeur, voire vos relations avec vos proches. Cela peut être un indice que vous souffrez de « bigorexie », une addiction qui s’applique à la sphère sportive. Quels sont les signes de la bigorexie ? Quels mécanismes sont impliqués ? Pouvons-nous le guérir?

Qu’est-ce que la bigorexie ?

Synonyme d’addiction au sport, « la bigorexie traduit un trouble plus profond », souligne le Pr Laurent Karila, psychiatre-addict à l’hôpital Paul-Brousse (AP-HP) et auteur des livres Addictions : Dis leur Adieu (éditions Mango, 2019) et On n’a qu’une vie (Éditions Fayard, 2022). « Cette dépendance fonctionne comme un processus d’automédication en relation avec une souffrance psychologique et/ou physique ». Dans un monde concurrentiel, l’individu bigorexique cherche à s’adapter en repoussant sans cesse ses limites.

Quels sont les signes ?

Entre passion et addiction, la ligne semble parfois floue. En ce qui concerne la bigorexie, les signes sont pourtant trompeurs : « ce sont des signes classiques d’addiction », comme pour toute autre substance addictive, comme le tabac ou l’alcool, « une activité physique qui se comporte comme une drogue ».

Le sportif accro s’enferme progressivement dans sa zone de confort où il va adapter chaque aspect de son environnement pour répondre aux objectifs sportifs. Cela nécessite une refonte totale de son hygiène de vie (investissement dans des équipements sportifs, réduction du temps consacré à d’autres activités, etc.).

Enfin, l’impact se verra sur la vie conjugale, la vie familiale et la vie professionnelle. « Typiquement, la personne sera indifférente, négligente par rapport à un avis médical ou à des contre-indications et même par des proches », précise le médecin.

Les personnes bigorexiques peuvent paraître en forme, toniques et performantes aux yeux des autres, mais lorsqu’elles ne peuvent pas exercer leur activité sportive, elles ressentent une carence qui entraîne irritabilité, nervosité, anxiété mais aussi troubles du sommeil.

Dans les cas les plus extrêmes, lorsque la souffrance mentale devient trop importante, la personne compensera par la prise de drogue, une consommation excessive de caféine ou d’alcool, des comportements de dopage ou encore de sombrer dans des épisodes dépressifs et des comportements suicidaires. Une expérience vécue par de nombreux Français comme Servane, que Laurent Karila a invité sur sa chaîne « Podcast Addiktion », disponible sur la plateforme Audiomeans. Dans son témoignage, la jeune femme raconte comment sa passion s’est transformée en cauchemar. Depuis quelques années, elle a marqué son quotidien d’environ 6 heures d’entraînement physique : « Un matin, j’étais très fatiguée, à tel point que je me suis endormie en attendant l’ascenseur. Je me suis dit : non, il faut encore que je fasse du vélo, parce que les autres doivent y aller, et si je ne le fais pas, ils diront que je suis une vraie garce. Alors j’y suis allé quand même. Mais c’est là que l’on se rapproche des moments de lucidité, car conduire la nuit en état de fatigue est suicidaire. Il y a quelques années, elle a progressivement pris conscience de sa bigorexie lorsqu’elle a entendu le terme à la radio pour la première fois. A partir de ce moment tout s’enchaîne : prise de conscience, abandon des comportements « déviants »… Une première victoire pour la jeune femme qui dit aujourd’hui avoir trouvé « un pur plaisir » à faire du sport.

Si l’entraînement est intense, il peut également entraîner de l’épuisement et des blessures physiques. « En tant que médecins, nous voyons de nombreux patients souffrant de fractures, de tendinites, d’absence de règles (aménorrhée), de détérioration du tissu osseux (ostéoporose), de vertiges, de palpitations ou encore de maux de tête, qui peuvent être le signe d’une anémie, c’est-à-dire d’une diminution anormale de la le taux d’hémoglobine dans le sang », explique Laurent Karila.

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Pour dépister l’addiction, « le patient doit présenter les 5C sur au moins 12 mois : perte de contrôle avec le sport (la personne culpabilise s’il ne s’exerce pas), usage continu et chronique (l’activité dure moins d’un an), Usage compulsif (l’athlète ne peut résister à l’envie de faire de l’exercice) et Craving, terme anglais désignant l’envie irrépressible de faire de l’exercice ».

Mais avant même de consulter un professionnel de la santé, certains indices peuvent déjà vous mettre la puce à l’oreille, comme des commentaires d’amis ou de famille. Et en cas de doute, il existe des ressources pour vous aider à poser les bonnes questions. En particulier, le professeur Laurent Karila présente dans son livre Addictions : dites leur au revoir (eds Mango 2019), un questionnaire simple basé sur un outil de détection psychométrique, l’Addiction Inventory Exercise (EAI).

Quelles sont les causes de la bigorexie ?

« Les causes de la bigorexie sont multifactorielles. Néanmoins, il existe des facteurs de vulnérabilité, précise Laurent Karila. La bigorexie peut être causée par un traumatisme passé ou présent, qu’il soit affectif ou professionnel : une rupture amoureuse, une dépression ou un harcèlement, par exemple. »

Conséquence de l’omniprésence des réseaux sociaux, de la lutte contre la sédentarité et du culte de l’accomplissement, la bigorexie est aussi liée à l’importance accordée à l’apparence physique dans notre société. Afin de répondre aux diktats de la mode, l’individu bigorexique tente de façonner son image. La cause du problème serait-elle donc l’éternelle recherche du corps parfait ? Pour le médecin, « la transformation et la maîtrise du corps peuvent servir à combler un vide psychique et à restaurer l’estime de soi ». Cela conduit souvent à des troubles alimentaires où la personne va modifier son alimentation afin de gagner de la masse musculaire ou de maintenir un poids santé. C’est pourquoi la bigorexie est aussi appelée « anorexie mentale inversée ».

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Un circuit de la récompense altéré

Derrière le comportement d’une personne bigorexique se cache un mécanisme psychologique très complexe. Chez les personnes atteintes de bigorexie, le terrain addictif prend place en grande partie dans ce circuit dopaminergique. « Pendant et après l’effort, il y aura une activation des circuits de récompense au niveau cérébral avec une augmentation des niveaux périphériques de dopamine et de noradrénaline (neurotransmetteurs du cerveau, ndlr) », explique Laurent Karila.

Quant au bien-être et à la sensation anti-fatigue que procure une activité physique intense, ils résultent de la libération importante d’endorphines et d’endocannabinoïdes, molécules chimiques produites naturellement par l’organisme.

Enfin, à l’arrêt de l’activité physique, la sérotonine intervient en modulant la perception et le seuil de tolérance : « son niveau diminue et peut entraîner des états de colère, d’irritabilité et de dépression ».

« Il n’y a pas de traitement médicamenteux, insiste Laurent Karila. C’est une maladie chronique qui nécessite une prise en charge par une équipe interdisciplinaire. ». Pour traiter les racines du problème, on se tournera donc vers une thérapie cognitive et comportementale et une approche psychothérapeutique de base.

Il faut aussi rappeler que l’activité physique est bonne pour la santé, et qu’à ce titre on « ne doit pas recommander l’abstinence totale du sport, mais la régulation, le contrôle », poursuit le professeur. Le but est de retrouver le plaisir de faire du sport sans que cela ne se transforme en culpabilité ou en obsession.