Ils s’intitulent Margot la raccommodeuse, Thérèse la philosophe, Nonne en chemise, Bijoux indiscrets ou Mémoires de Suzon… Ils sentent l’audace et l’impudence. Ces œuvres du XVIIIe siècle, souvent anonymes, relèvent d’une catégorie que Colas Duflo appelle « les romans libertins à ambition philosophique ». Beaucoup de ces textes obscènes se prêtent à la discussion lors d’histoires farfelues. Cette complexité peut surprendre le lecteur moderne. Les deux choses, genre et philosophie, n’appartiennent pas au même registre et n’affectent a priori pas les mêmes types de destinataires. Et pourtant, dans ce nœud entre philosophie et pornographie, il y aurait de la matière, dans ses effets littéraires et idéologiques.

C’est la philosophie des pornographes : « Que même la littérature mineure, en procurant du plaisir et du désir de plaisir, peut s’efforcer de libérer son lecteur en le forçant à remettre en cause ses idées morales préconçues et ses préjugés, jusqu’à sa foi religieuse. origine, dont nous pensons qu’il n’est pas sans importance de se souvenir aujourd’hui. Pourquoi cette révélation évidente ? Comme si ce rôle de diffusion des idées des Lumières n’avait pas déjà été présenté dans une littérature secrète. « La double indignité de l’objet (non seulement que ce soit un roman, mais aussi que ce soit un cochon) interdisait probablement de le traiter avec un œil éduqué », écrit Colas Duflo, professeur à l’université Paris-Nanterre, spécialiste de la littérature et de la philosophie du XVIIIe siècle. Seuls les historiens du livre, notamment Robert Darnton (1), le soulignent, ont montré que les textes les plus audacieux circulaient par les mêmes voies que les traités philosophiques hétérodoxes du baron d’Holbach (notamment son célèbre Système de la nature, pour lequel il n’existe que la dynamique de la nature et qui nie explicitement l’existence de Dieu). Et ces deux catégories de livres touchaient probablement les mêmes cibles : des lecteurs qui recherchent le plaisir de l’écriture interdite, tant dans l’expression de la pensée que dans la description des mœurs…

C’est paradoxal que de l’autre, disons ce côté libertin, on n’apprécie pas les ruptures réflexives dans les histoires lascives. Le manuel (2) de la famille des histoires débauchées estime ainsi que « le discours du roman pornographique est hors sujet. Il interrompt le récit et détourne l’intérêt du lecteur.

Parole féminine

Pourquoi, se demande l’auteur, cette forme hybride est-elle si fréquente, voire attendue, dans ces œuvres, même dans les fictions les plus mineures ? Pourquoi les best-sellers du genre les plus commandés dans les librairies clandestines au XVIIIe siècle sont-ils les plus imités et les plus cités dans les bibliothèques libertines, ceux dont l’ambition philosophique est la plus prononcée, comme l’Histoire de la Maison de Bougre, porter des Chartreux attribuée aux l’avocate Gervaise de Latouche, Thérèse la philosophe, ou les mémoires qui servent l’histoire de l’abbé Dirrago et de mademoiselle Eradice à un auteur incertain, ou encore l’indiscrète de Bijoux, publiée anonymement chez Diderot ? La Philosophie des pornographes consacre un chapitre à chacun de ces trois cas pour analyser ce qu’ils ont de symbolique dans leur contact entre pornographie et philosophie. Son œuvre repose alors logiquement sur Sade, qui se consacre à la subversion et « semble être la forme culminante de cette tradition du roman libertin à ambition philosophique ». Sade, qui se nourrit de la philosophie des Lumières, notamment du matérialisme athée, l’incorpore dans la fiction elle-même. Il théorise l’idée que « le libertinage n’est pas seulement une affaire de sens, mais aussi, peut-être d’abord, une affaire de pensée : la philosophie est essentielle au libertinage ».

Le genre romantique, qui se développe au XVIIIe siècle, aime utiliser des scènes où l’on dialogue sur les problèmes intellectuels de l’époque et exploite les personnages des philosophes. Ainsi Candide ou l’optimisme, Jacques le fataliste et son maître ou encore le philosophe Clairval ou la force de la passion. Le texte libertin ne fait donc pas exception. Les questions morales sont souvent abordées sous les aventures sexuelles, celles qui confrontent les individus, leurs désirs et leurs besoins naturels aux dogmes religieux et aux normes corporatives. Il y a aussi toute une galerie de protagonistes « philosophiques ». Ainsi en est-il chez Thérèse philosophe, publié en 1748, la même année que Les Bijoux indiscrets et L’Esprit des lois de Montesquieu. Thérèse raconte l’histoire de son initiation érotique lorsqu’elle est devenue philosophe à la fin de sa carrière, « et le chemin qu’elle revient n’est pas seulement un apprentissage de la sexualité, mais une véritable éducation philosophique ». Colas Duflo rappelle au passage que les romans libertins, même probablement toujours écrits par des hommes, mettent en scène la voix féminine du désir et promeuvent les femmes philosophes. « Dans une innovation décisive, la femme philosophe apparaît dans la fiction comme la narratrice de sa propre histoire, alors même qu’elle n’avait pas sa place dans la société du XVIIIe siècle.

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Qu’en est-il des messages vendus ? Au sommet, la dénonciation du clergé et la contestation plus large de la foi catholique. Ces textes sont remplis de croyants licencieux, hypocrites et avides de pouvoir. Dans Thérèse philosophine, le père Dirrag viole sa pénitente en la convainquant de lui présenter le cordon de saint François. La maison de Bougre (un mot qui signifie aussi « sodomite ») est pleine de moines obsédés et en quête de plaisir qui trompent les maris, les jeunes garçons chausse-pied et maintiennent un bordel de monastère caché appelé « la piscine ». Ce gigantesque succès secret, diffusé à des milliers d’exemplaires à partir de 1741, sans doute parce qu’il recueillait « tous les vices littéraires, intellectuels et moraux », prit la forme du roman-mémoire alors à la mode : le narrateur, Saturninus, revenait de son passé. aberrations, il entreprend surtout de raconter en détail ses diverses fornications. Ce retour à l’expérience de la vie invite à la réflexion… C’est « un pamphlet anti-religieux et un manifeste de philosophie subversive », écrit Colas Duflo.

Mais s’ils sont anti-religieux, les romans libertins aux ambitions philosophiques ne se battent pas en faveur de l’athéisme philosophique. Lettres galantes et philosophiques de deux religieuses (1777), texte épistolaire dans lequel deux sœurs racontent leurs aventures sexuelles et les réflexions qu’elles en tirent, se borne à condamner les préjugés qui contraignent les religieuses à une vie contre nature.

«Fictions des prêtres»

De plus, Thérèse, philosophe, s’engage dans des discussions métaphysiques sur la liberté humaine, le matérialisme, le fatalisme et le déisme. Le texte est « un cours complet de philosophie hétérodoxe » qui prouve, entre autres, que parce que l’homme n’est pas libre (« un degré plus ou moins intense de désir le décide aussi invinciblement qu’un poids de quatre livres en entraîne un de trois ») , qu’il n’est pas le maître de ses passions, qui viennent de Dieu, « alors ils ne peuvent être coupables. Les notions de péché ou de vice, qui supposent la liberté humaine, sont des inventions de prêtres.

Les Bijoux indiscrets Diderot expérimente une nouvelle forme de philosophie narrative. « Outre un roman libertin dévoilant une écriture audacieuse habillée à la mode orientale », le livre « est aussi un répertoire satirique, à la manière des lettres persanes d’un peu moins de trente ans plus tôt, de tous les sujets d’actualité de ce milieu de siècle et toutes les querelles intellectuelles du moment, lues de manière allègrement comique et aussi sceptique », écrit Colas Duflo, auteur du Philosophe de Diderot (Champion Classiques, 2013), qui s’est peut-être inspiré de l’idée de cet essai passionnant . Les Bijoux, dans lequel le sultan a un anneau qui a le pouvoir de faire parler les organes génitaux féminins, fait écho aux débats de ce milieu de siècle : le conflit esthétique autour de l’opéra, la querelle entre les anciens et les modernes, entre les cartésiens et les Newtoniens… Ils incluent aussi des débats sur la nature de l’âme, qui ne diffère en rien du corps, « et que ce que nous prenons pour l’âme n’est jamais que l’expression de la relation entre les diverses volontés animales des organes. « 

Sécularisation

Cet essai parle aussi de bonheur. L’histoire de Thérèse se termine par la description de la vie d’un couple monogame, non marié, détaché du monde, respectueux des conventions de la société. L’introduction même de la philosophie dans un texte obscène rend heureux sans souffrir, puisque la jouissance est déculpabilisée. Un roman policier à l’ambition philosophique « met en scène l’heureuse expérience de la libération des préjugés dans l’opposition des libres penseurs aux superstitieux : si on peut le dire, alors c’est possible et possible ». Enfin, selon Colas Duflo, « l’histoire des Lumières ne serait pas complète et l’histoire de la sécularisation n’expliquerait pas comment nous sommes devenus ce que nous sommes sans passer par l’étude de ces objets indignes et des idées hétérodoxes qui s’y sont développées et se sont propagées ».

(1) Édition et rébellion. L’univers de la littérature secrète du XVIIIe siècle (Gallimard « NRF Essais », 1991).

(2) Ces livres qui ne se lisent que d’une seule main : lecteurs et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle, Jean-Marie Goulemot (Alinéa, 1991).