Sortie au cinéma de trois délicieuses comédies sur le mariage réalisées dans les années 1930 par Ernst Lubitsch. Une dissection vicieuse, aussi claire que cruelle, du couple hétérosexuel.
Avant l’apparition de la parole au cinéma en 1929, Lubitsch n’était pas le grand cinéaste qu’il deviendra quelques années plus tard. Contrairement à Chaplin ou Lang, sa période muette, qui débute dans les années 1910 en Allemagne puis se poursuit aux États-Unis, ne l’érige pas encore en artiste majeur.
Après l’échec de L’Homme que j’ai tué, drame de guerre déchirant réalisé en 1932, Berliner décide de revenir à la comédie, son genre de prédilection (il n’y renoncera plus désormais). La même année, il enchaîne rapidement One Hour Near You, aux côtés de George Cukor, puis Haute Pègre, son premier grand film, qu’il considérera comme l’œuvre la plus aboutie de sa carrière.
La touche de Lubitsch naît ainsi de deux forces opposées : d’une interdiction (l’introduction du code Hays) et d’une révolution technique (l’arrivée des parlants). Après que son invention ait dû être doublée afin de révéler les allusions sexuelles, alors formellement interdites par le code d’autocensure de 1931, l’art génial du directeur de Haute Pègre se construit sur ce qu’il est interdit de dire et, comme réponse, ce que le réalisateur. Image suggérée. D’un vide vient le plein. Puis jaillit la fameuse ellipse d’un cinéma qui se sédimente sur l’espace caché du hors-champ.
Le mariage, un mirage qui dissipe lentement la passion
« Le mariage est une merveilleuse erreur que deux êtres commettent ensemble. » C’est ainsi que la riche et solitaire Madame Colet se justifie d’avoir refusé la main d’un de ses nombreux chefs de la Haute Pègre. Lubitsch n’aurait pu mieux résumer ici son commentaire sur l’engagement amoureux, qu’il décortique dans trois comédies matrimoniales de bon goût dans les années 1930 : Haute Pègre (1932), Sérénade à trois (1933) et La Huitième Femme de Barbe Bleue (1938).
Dans ces trois œuvres, réalisées pour la Paramount, il méprise le couple plein d’abus, aussi clairs que cruels. Prenant en compte l’habituel canevas de vaudeville du théâtre populaire de l’époque, le cinéaste le soumet à toutes sortes de nuances et de configurations amoureuses aussi complexes que tortueuses. Ce n’est certainement pas un hasard si ces trois fictions prennent la France pour théâtre (la Côte d’Azur dans la Huitième Femme de Barbe Bleue, Paris dans la Sérénade à Trois et Haute Pègre), parfaites cartes postales d’un hédonisme exalté, de cœurs instables et de sentiments frivoles. .
Avec quelques variantes, les escrocs amoureux Gaston (Herbert Marshall) et Lily (Miriam Hopkins) dans Haute Pègre, la bande formée par Tom (Fredric March), George (Gary Cooper) et Gilda (Miriam Hopkins) dans Sérénade à trois ou encore la les jeunes mariés Nicole (Claudette Colbert) et Michael (Gary Cooper) dans La Huitième Femme de Barbe Bleue convergent vers un constat similaire. Une fois le couple installé, l’ennui l’emporte. Le mariage prend alors les traits d’un mirage lointain, qui fige peu à peu la passion.
Le jeu comme unique moteur de la libido
Si l’engagement conjugal ne peut être vécu comme un havre de paix, stable et quotidien, il faut que les Lubitschiens le transforment en un immense terrain de jeu pour entretenir sa flamme. Quitte à frôler la perte de l’être aimé, jeux de rôle, tromperies et faux-semblants se succèdent et deviennent l’unique moteur de la libido.
Dans la sérénade à trois, malgré la douleur et la frustration qu’elle provoque, le trio réactive toujours le désir et la complicité de son trio. Dans Haute Pègre, ce sont les talents magiques mutuels du charmant duo qui assurent leur amour à Venise puis le raccommodent dans l’épilogue du film. Un ping-pong de galettes, que Lubitsch filme comme une métaphore à peine voilée d’un préliminaire (lors d’une veillée aux chandelles, Gaston rend à Lily la structure qu’il venait de lui voler, à son insu).
Enfin, dans La Huitième Femme de Barbe Bleue, la jeune mariée prétend que son mari, déjà marié sept fois et multimillionnaire, rétablit l’équilibre du couple. Si elle est divorcée et indépendante financièrement grâce à la pension alimentaire de son ex-mari, elle pourra se remarier et enfin l’aimer.
Outrageusement alambiquée, cette stratégie, qui se déroule dans la comédie la plus folle des trois films, se pose non seulement comme un ressort de comédie, mais permet de compléter l’autre grande leçon d’amour que Lubitsch a enseignée : on ne peut faire qu’aimer les gens classe. Alors, même fou amoureux de la riche Madame Colet de la Haute Pègre, Gaston le coquin ne peut imaginer une vie avec elle et préfère repartir avec Lily, dont il partage le statut social.
Ce n’est que dix ans plus tard, dans son plus beau film qu’il tourna dans les dernières années de sa vie, que Lubitsch reverra sa leçon. En décrivant ce qui cache l’apparente banalité d’une existence hors du commun dans The Sky Can Wait (1943), le cinéaste montre comment l’amour vrai et le plus pur – loin des jeux de triangulation amoureuse et implacable « Suis-moi, je te fuis » – peut s’épanouir par la simple expérience du temps qui passe.
Haute Pègre (1932), Sérénade à trois (1933) et La Huitième Femme de Barbe Bleue (1938) d’Ernst Lubistch, au cinéma.