Mort le 28 novembre, le Valaisan a imaginé entre 1976 et 1978 des expositions sociologiques tirées du quotidien. L’homme savait faire sens.

Bernard Crettaz il y a quelques années.

Il a fini par rejoindre l’alpha oméga. Bernard Crettaz, qui a passé toute sa vie à s’interroger sur la mort, est décédé subitement en Autriche le 28 novembre. Quelques jours plus tôt, le 17, il donnait encore son dernier cours à Uni III sur ce qu’il faisait passer pour sa matière de prédilection. Il était « en danger de mort ». Depuis, les hommages se succèdent à celui qui incarne un nouvel aspect de l’ethnographie. Une ethnographie qui ne concerne pas, comme certains voudraient nous le faire croire aujourd’hui, les seuls pays non européens. Il n’y a eu qu’un silence gêné, du MEG à Genève, qui a fonctionné de 1976 à 2000. L’organisation actuellement dirigée par Carine Ayélé Durand aurait, semble-t-il, organisé une « journée » pour 2023. Ça sonne bien. Mais il n’avait aucune idée de poster le moindre message sur son site internet. Maintenant, le musée est passé à autre chose. Que peut faire un lieu qui se veut multiculturel, inclusif et décolonisé d’une terre et d’un homme de la terre, même si ces derniers peuvent revêtir une valeur universelle ? Après tout, autant que je sache, tout le monde est intéressé par la fin finale…

Une obsession de la mort

Bernard Crettaz est né en 1938 à Vissoie, dans ce qu’on peut appeler le Valais profond. Il est allé à l’Université de Sion. Pour lui, l’université venait presque logiquement de Genève, le canton qui ne conduisait pas au troisième cycle. Il y obtient un doctorat en sociologie en 1979. Pensez à la discipline. Le chercheur a toujours été avant tout un sociologue. Parmi ses premières enquêtes figure une enquête sur les détenus de la prison Saint-Antoine à Genève, aujourd’hui annexe du Palais de justice. En 1976, le doctorat que fondent Mai 68 et Michel Foucault à Paris est pourtant ramifié. Il est devenu conservateur de musée à une époque où les « maîtres » n’étaient pas encore empilés comme des couches de lasagnes. Georges Amoudruz était en charge de la collection, que la Mairie a reprise alors qu’elle était convoitée ailleurs (Grenoble notamment). Concernée presque exclusivement par la culture municipale, Lise Girardin possédait un manche peu répandu chez ses successeurs.

Quand Bernard Crettaz a lancé la conversation. L’homme était un conteur né.

Notre histoire, capture d’écran.

Quelle était cette « collection Amoudruz » ? Une fantastique collection d’objets usuels de l’arc alpin (plus une bibliothèque). En Savoie, les Dolomites ou les terres du Valais, le fantôme d’un monde qui s’est échappé après des siècles d’existence. Son acquisition a réorganisé le MEG, qui s’appelait alors le Musée d’Ethnographie. L’Europe avait désormais un rôle de premier plan. Genève rachète subitement la Villa Calandrini pour ce fonds familial lombard. Ce sera « l’Annexe Contxen ». Chaque année deux expositions y seront organisées, deux autres dans le bâtiment principal. Le lieu aura sa propre équipe, composée de Crettaz, Christine Détraz et bientôt Christian Delécraz. « C’est devenu une sorte de laboratoire », se souvient ce dernier. « C’était un endroit où des sujets inhabituels à l’époque pouvaient être développés librement. » Des enjeux sociologiques, mais au sens large. « Ce qui caractérisait Bernard, ce qu’il devait suivre, c’était l’ouverture. Il lui semblait que ses montagnes étaient toujours des échanges entre elles et non une fermeture opaque au monde.

« La Villa Calandrini est devenue un lieu à Goms, où il était possible de développer librement des thèmes inhabituels à l’époque. »

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Il y a eu des présentations de nonnes (« Vies inutiles ? »). Sur le Goulag (« Le Village de Zek »). La mort, bien sûr (« La mort à vivre »). Glissement dans l’éternel (« plis du temps »). « C’était assez folklorique de travailler avec lui », se souvient Jérôme Ducor. « D’abord, il y avait le bureau. Crettaz est resté dans le premier bâtiment de Carl-Vogt, où il occupait le dessous de la charpente désormais condamnée. Il était là avec son chien, en djellaba l’été quand la température y régnait. Pas d’ordinateur, bien sûr. Dossiers papier. Et puis les conditions… » Mais l’homme disait toujours « merci ». Et l’équipe savait qu’une grande fête les attendait après l’effort. Il « travaillait avec quelqu’un de bien ». Comme Christian Delécraz, Jérôme Ducor essaie de ne pas trop de regrets. » Cependant, il semble clair que dans notre monde actuel, si technocratique, l’engagement d’une personnalité aussi riche ne serait pas possible. »

Cependant, le système a fait plus que fonctionner, il semble aujourd’hui presque paralysé. Il a également fourni une nouvelle perspective sur la discipline. « Je pense que Jacques Hainard, de cinq ans son cadet, Bernard Crettaz a fait le plus de progrès. Avec eux, l’ethnographie cesse d’être l’étude de peuples lointains et supposés différents. C’est devenu quelque chose auquel chaque visiteur a participé », assure Jérôme Ducor, spécialiste de l’Asie bouddhique. Il suffit de penser à des choses comme la vache, l’animal identitaire suisse, ou, plus riche et plus spirituel, le « païen-christianisme ». L’équivalent vaudou du Valais ou de Fribourg, où Bernard Crettaz s’est installé sur un terrain voisin après une retraite anticipée de Zinal. Cette forme de catholicisme, non sans compromis, mêlait la foi romaine à des pratiques ancestrales frisant parfois la magie. Ici, traditions et superstitions vont de pair. « Quand la vache (la revoilà !) avait des difficultés à mettre bas, c’est comme ça qu’ils appelaient le curé faute de vétérinaire ».

« Il semble clair que dans notre monde actuel, si technocratique, l’engagement d’une personnalité aussi riche ne serait pas possible. »

Il ne faut cependant pas s’imaginer, comme le soulignaient mes interlocuteurs, que Bernard Crettaz a été réactionnaire toute sa vie. Puisque ses Alpes allaient s’ouvrir sur la mer, les atavismes n’empêchaient pas l’avenir. Seule la mort a vu mourir les générations suivantes. La mort de plus en plus insaisissable. Il n’y a pas d’enterrement qui se termine souvent par l’ivresse et parfois le rire ! Il fallait maintenant faire comme si le camarade n’existait pas, quitte à créer une pénurie. D’où l’énorme succès du « Café Mortel » inventé par les Valais, où les gens ont enfin pu libérer leur parole. Il y en aura beaucoup, imités à l’étranger. Bernard les dirige d’abord, puis après la disparition de sa première épouse, l’anthropologue Yvonne Preiswerk. Ou se remarier à nouveau avec l’historienne de l’art et de l’architecture Elisabeth Stürzel, qui, je pense, est à peu près oubliée par les nécrologies d’aujourd’hui. Toujours aussi travailleur qu’ouvrier (« un vrai bourreau de travail » pour Christian Delécraz), l’octogénaire Bernard Crettaz a également produit de nombreux livres et présentations. Il avait plusieurs travaux en cours. Bref, il est mort vivant. Ecoutez Reconnu Ses descendants ne pourront pas tous dire la même chose.

Né en 1948, Etienne Dumont fait ses études à Genève, ce qui ne lui fait que peu de bien. Latin, grec, droite. Avocat raté, il se lance dans le journalisme. Il a travaillé principalement dans les services culturels de mars 1974 à mai 2013 à la Tribune de Genève, commençant à parler de cinéma. Puis vinrent les beaux-arts et les livres. A part ça, comme vous pouvez le voir, il n’y a rien à signaler.

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