Au nom de la Gioconda harcelée, de Capri et de Calvi transformés en boîte de nuit, au nom de Florence, de Venise, de presque toute l’Italie, de la France aussi, au nom des baies limpides et des mers d’argent, au nom du nom de tous les océans : oui. Oui, il faut interdire le tourisme. Il faut libérer la Joconde, mettre fin à ses souffrances, il faut décarboner la Terre, déplastifier ses eaux, rendre le monde à lui-même. Il n’y a que la beauté cachée, comme il n’y a que des dieux invisibles. Calypso, cette sorcière qui a arrêté le voyage d’Ulysse pendant sept ans, signifie proprement « caché ». Personne ne sait où se trouve son île. Et l’essentiel est de ne pas essayer de le découvrir.

Tourisme – pourquoi ajouter de la masse ? Le tourisme est toujours une masse, ce n’est pas une dentelle, c’est une négation de l’individualité : on veut voir et on verra la même chose que les autres, on transforme ce qui est étonnant en lieu incontournable à visiter – le tourisme, donc, pollue . , détruit comme nous le savons. Je ne parlerai pas du bilan carbone, du papier gras, des monuments abîmés ; Je ne parlerai pas de cette entreprise qui consiste à transformer la planète en un vaste parc d’attractions, où après le carrousel après le carrousel après le carrousel après le carrousel il reste des ordures et des canettes vides après le carrousel après la chasse. Je n’insisterai pas, car cela ne sert à rien.

Le tourisme est basé sur la peur : la peur de ne pas voir ce que l’on voit. Elle est basée sur des diktats, comme la mode. Car le tourisme fonctionne exactement comme la mode, là où il faut absolument avoir vu. Il se compose d’un ensemble d’impératifs, de musts (en anglais, bien sûr), ou plutôt de must haves. Parce que le touriste ne veut pas voir, il veut avoir, avaler, posséder, sauvegarder et stocker des données. Au risque sinon d’être surélevée, dépassée, d’être ratée. Ce serait tellement stupide de ne pas être allé sur cette terrasse à Symi ou à Helsinki, tellement stupide de ne pas avoir vu ce panorama à Ålesund. Ah, les panoramas ou autres points de vue ! Ces paysages packagés, l’affiche grandeur nature, un bout de terre de la taille d’un menu touristique, pour ne pas effrayer le client, aident le voyageur à cadrer ses photos. Autant de ces « à voir, à ne pas manquer » qui ponctuent les guides. Je, je veux manquer, je veux manquer. Le monde n’est pas Instagram.

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La Joconde, « c’est fait »

Mais désormais, le touriste ne vient pas pour voir mais pour avoir vu, ou plutôt pour avoir fait : fait le GR 20, la Thaïlande, les Cinq Terres, Paris, et même la Joconde. Oui, la Joconde, « est terminée ». Le tourisme est l’âge de faire. Ce n’est pas partir pour partir, et peut-être pour voir. Ça commence : cocher toutes les cases, répertorier tous les sites Web, aller dans tous ces endroits. C’est sans doute ce qui explique que la mer se transforme en circuit automobile, en asphalte pour les amateurs de bruit et de jet ski. Qu’on fasse la queue pendant des heures pour voir un morceau de la mer Egée, qu’on se retrouve dans ces mêmes restaurants qui nous libèrent de la parole ou de la réflexion car la musique est là en entier.

Est-ce que j’exagère ? Le tourisme ne permet-il pas à chacun de voir ce que la Terre a à offrir, ce que la culture a à offrir, ce que possède les châteaux de la Loire, les sommets des sommets, les villages de villageois ? C’est vrai, le touriste ne veut pas voir, il veut vérifier, trouver ce qu’il voulait trouver : le typique, le pittoresque, l’attendu. C’est sans doute ce qui explique son rythme élogieux, le grand rebondissement des vacances : le but n’est pas de contempler mais de valider. « C’est fait ». Plus tard. Parce que nous le suivons déjà lorsque nous voyageons pendant que nous accomplissons une tâche. Comme nous l’avons dit, ce qui motive le touriste, c’est la peur – peur de manquer quelque chose, de ne pas en avoir assez pour ses vacances et pour son argent, de ne pas avoir fait le bon ab-so-lu-ment. On ne voyage plus pour découvrir l’inconnu, pour approcher doucement l’éternité, « la mer emportée par le soleil ». Nous voyageons pour collecter. La prolifération de sites et de livres aux titres anxiogènes le prouve : Les 1000 sites à voir dans le monde, Les 10 choses à faire à Paris, Les 67 voyages à faire dans sa vie, « avant sa mort, « en France », « en Australie », etc. Autant dire que le tourisme a fait du voyage un séminaire d’entreprise et de la planète un chemin balisé.

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Un prétexte pour se retrouver soi-même

Avons-nous suffisamment réfléchi à cette folie ? Et les cadenas ? Ceux qui viennent sont là pour défigurer les ponts. C’est un symbole fort : avant tout, le touriste est moche. Tout ce qui s’organise pour lui, tous ces dispositifs et infrastructures, a la laideur du travail, des choses limitées, des passages obligés. Le tourisme aplanit et uniformise – quel qu’il soit, même sur mesure, même proche de la nature, qu’il soit cher ou soldé. Pas étonnant que les babioles des boutiques touristiques soient si standardisées. Le touriste devient alors laid. Mais surtout, le cadenas est le signe, il ne veut y aller que pour une chose : voir s’il est là. Le touriste ne veut voir que lui-même – devant les falaises d’Etretat, la petite sirène de Copenhague, la pyramide de Gizeh et devant la Joconde. Tout cela n’est que décoration, une excuse pour me retrouver. Éternité? La mer? Le soleil? L’inconnu? La beauté? secondaire

Donc, oui, nous devons punir le tourisme. Celui qui ne voit rien, qui ne vient pas voir, mais consommer la planète. Nicolas Bouvier, cet authentique écrivain-voyageur, disait que le voyage doit aussi bien me faire que me défaire. Mais c’est conditionnel de prendre le temps de me laisser capter, émouvoir par ce que je vois. Car alors, de façon mystérieuse, c’est le paysage qui me regarde, c’est le tête-à-tête qui s’établit. Combien il est plus ennuyeux d’être regardé par la Joconde que de s’identifier à elle ! Pour cela, il faut dépasser la folie du faire pour s’abandonner à la difficulté de ne rien faire que regarder. Ou entendre – mais le silence sur cette terre est devenu plus cher que le carburant, plus rare que la loyauté.

Mieux encore, vous devriez voyager pour ne rien voir. Bienvenue à ce qui va arriver – peut-être. Car le monde ne fait que nous « prêter » ses couleurs, comme disait Bouvier. La beauté est un prêt. Nous ne possédons pas le monde, nous n’en avons que l’usage. Nous sommes ici en tant qu’invités, pas en tant qu’hôtes et propriétaires. Mon guide de voyage préféré est The Snow Leopard de Peter Matthiessen, un autre écrivain de bonne foi. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait vu le célèbre léopard, il a répondu: « Je n’ai rien vu. N’est-ce pas incroyable? ».

S’il faut passer par la fiscalité – de Venise, Santorin, Calvi, la Joconde – pour apprendre aux touristes à voir, et même pas essayer de voir, alors faisons-leur payer. On installera des tourniquets et des portiques, on ajoutera un peu plus de laideur, on risque de transformer les Zattere, Perast et Portofino en gare. Mais entre deux cataclysmes – la transformation de la beauté du monde en parc Disney ou son prix – je préfère le second.

Laurence Devillairs est philosophe et enseignante à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, et a récemment publié Petite philosophie de la mer (La Martinière).

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