Pour citer cet article : Nicolas Escach, « La Baltique, prisonnière de « l’Europe des exceptions » ? », Nouvelle Europe [en ligne], mercredi 4 avril 2012, http://www.nouvelle-europe.eu/node/ 1461, consulté le 29 janvier 2023

« Ne pas produire de l’histoire mais se contenter d’en consommer » (Claudio Magris)

Berlin, janvier 2009. Je viens d’arriver à Berlin et je comprends déjà que je suis à The place to be. Je discute de longues heures avec un ami sur place. Avec lui je prévois, ou devrais-je dire sur mon salaire d’étudiant, je fantasme d’acheter des immeubles à bas prix et de les revendre ensuite. Mais face à la faible moralité de mon imagination, nous choisissons plutôt de refaire le monde une partie de la nuit le long de la Sonnenallee. « Avez-vous vu le film ? me dit ma colocataire avec un grand sourire. Au Kino International, cinéma sur la Karl-Marx Allee, la projection débute par la remise d’un cadeau à la personne qui a pris place dans le fauteuil, où Erich Honecker, ancien président de la RDA, sam. La place servait de lieu de rencontre pour les manifestations culturelles dans l’ex-Allemagne de l’Est. Je suis au cœur de l’affaire : une ville à l’allure détruite, où il est possible de suivre des lieux historiques et de prendre s’offrir à un ossi tout en vivant des expériences extraordinaires. La différence à Berlin n’est plus seulement une réalité : c’est devenu un mode de vie, voire une exigence. Une amie allemande, Caro, me confie qu’elle ne trouve plus comment ils s’habillent jusqu’à aller aux soirées à thème (c’est-à-dire « soirées à thème ») organisées dans les bâtiments de Berlin : elle est tout simplement complètement submergée par le gain de « l’excentricité ». sant, qui imite le cri du cheval en pleine journée, plus aucune attention. Bientôt il faudra être muré dans les costumes des parcs d’attractions Walt Disney pour entrer dans les clubs de la ville. Les lieux reflètent les visiteurs. Quiconque est entré au moins une fois dans un barreau berlinois sait que progresser est parfois difficile. Des blocs de pavés jonchent le sol et des pierres tombent du plafond. je rêve not : On déguste notre currywurst en un pour ne pas se ruiner !!! Je demande l’addition, le serveur me répond que le prix est fixé par les clients, il me coûtera la somme à hauteur de laquelle je veux contribuer. Surpris, devant l’absence totale de répartie, je lui donne 10 euros et commence mon trajet vers la station U8 à Alexanderplatz. Je revois sur le quai un Berlinois que j’avais rencontré la veille. Je lui raconte ma visite à un marché aux puces de la ville de Mauerpark. L’endroit semblait très délabré et j’y ai trouvé un vélo bon marché. « Le parc du mur? » il m’a dit, « c’est complètement fini ». Déjà? Plonger habillé dans une piscine, danser dans une ancienne usine désaffectée, participer à un défilé de mode sur le quai d’une ligne de métro, passer la nuit à écouter des bruits métalliques dans les recoins d’un bunker à quelques mètres sous terre : il y a quelque chose comme la science fiction à Berlin et dans un premier temps il serait facile de penser avec Claire Laborey que « La normalisation de la ville fenêtre n’est pas pour demain ».

Åland, février 2011, je m’apprête à prendre le ferry qui relie Stockholm à Helsinki. A priori, rien de moins fonctionnel. Étonnamment, le bateau reproduit une ville européenne à l’identique : une rue principale la traverse de part en part, avec les balcons des cabines comme des immeubles. Restaurants et boutiques étalent tous leurs produits au centre de ce qu’on appelle « l’avenue ». Sur le site de l’entreprise, Tallink Silja, c’est clair : « La promenade du Silja Symphony est une véritable rue commerçante au milieu de la Baltique ». Au deuxième étage, le bateau dispose d’un vaste centre aquatique avec trois tuyaux, des saunas et un hammam. Je suis émerveillé par le luxe des lieux avant de comprendre qu’ici le voyage n’est pas un moyen mais une fin. Le mot « traversée » est tabou, on aime parler de « croisière ». En effet, dès l’entrée, on ne peut éviter la photo avec le capitaine, qui prend généreusement la pose, écrasant sa main protectrice d’un air complaisant. A l’oeil nu j’avais vu différentes catégories de population : chauffeurs russes, vieux riches amateurs de casinos, jeunes en quête de sensations fortes (souvent avec des taux d’alcool inversement proportionnels à la température extérieure) et de manque de moyens. C’est sur cette dernière catégorie que j’ai choisi de porter mon attention (choisie ? disons plutôt que cette catégorie a considérablement allégé ma nuit, mon attention devait se porter). Nous prévoyons de nous arrêter pour la nuit à Mariehamn sur les îles Åland. Fasciné par la glace qui entoure le bateau et l’impression de naviguer sur la terre ferme, je reste éveillé, suivant pas à pas le travail du brise-glace. Soudain le bateau s’arrête et notre capitaine annonce l’arrivée aux îles finlandaises. Je suis un peu surpris d’être seul sur le pont. Mais ma surprise est encore plus grande quand je vois que l’escale est un spectacle digne de la grisaille sste Becketts c’est : les employés lèvent l’ancre, devant la passerelle, et dans le port, le bus fait plusieurs rotations. Petit détail : Personne, absolument personne ne descend ni ne monte. Une fois que la machine a tourné à plein régime et qu’elle est vide, le bateau redémarre. J’entre un peu surpris dans le petit paradis de la consommation et constate que les gens sont bien à la sortie des caisses. Les publicités avec des ventes d’alcool prennent soudain tout leur sens : grâce à un protocole spécial de l’accord d’adhésion de la Finlande à la Communauté européenne, l’archipel est séparé des autres pays, dont la Finlande elle-même. ) à travers une frontière fiscale. Les achats hors taxes sont donc autorisés. Ce statut fiscal permet, entre autres, à Åland d’obtenir un PIB et un SPA par habitant proches de ceux de Hambourg en 2009 (39 100).

Christiania, janvier 2012. Après une journée de train depuis Flensburg, je vois la gare de Copenhague et ma visite dans un Allgemeiner du centre-ville m’a déjà surpris. Le médecin, installé dans un cabinet de 100 m², avec un grand écran Apple, des petites lunettes vissées sur le nez, me demande si j’ai visité Christiania. Je lui réponds Non, j’observe son visage soudain rempli de confiance et de considération : je ne suis évidemment pas un touriste ordinaire. « Aujourd’hui, le quartier n’est bon qu’à rassembler les fumeurs de marijuana de la ville », me dit-il d’un ton que je n’arrive pas à croire nostalgique à la vue du palais qui lui sert de salle d’examen. Curieusement, appartenir à un certain statut touristique ne m’enlève pas l’envie de me mêler aux gens. Je me suis donc promené à quelques pas de Christianshavn et dois avouer que l’identification de l’ancienne caserne de Bådsmandsstræde d’une trentaine d’hectares, qui sert aujourd’hui de terrain à Christiania, n’est pas bien difficile : il suffit que les vagues de fumée en suivent en face direction. Les Indiens des westerns n’ont rien inventé. Devant l’entrée de la « ville libre », qui de l’extérieur rappelle plutôt l’accès à une place publique, je me tiens sur une pancarte sur laquelle « Vous quittez l’UE » est écrit en toutes lettres. A la sortie du quartier, il est doublé d’une logique « Vous entrez maintenant dans l’UE ». On dirait que Romulus aurait été là mais pour voir le morceau de bois rappelant l’affiche du film RRRrrrr !!! ou une publicité pour un parcours d’accrobranche, on préfère le petit Roman Fur. Je me dis que ce territoire doit avoir quelque chose de très révolutionnaire pour avoir le droit de sortir de Schengen de cette manière. Le Guide du Routard m’éclaire sur ce point : une organisation sociale autonome où le droit d’usage a remplacé le droit de propriété, un drapé au et même un nourriture Mais je suis surpris de voir que les touristes sont visiblement aussi nombreux que les locaux. Je découvre alors un Amsterdam en miniature : Ici, les habitants de Copenhague peuvent acheter toutes sortes de médicaments, comme s’ils visitaient le producteur de fruits et légumes de la place Monge un dimanche matin. Un homme torse nu est sur le point de fumer un joint que je ne sais pas comment il a mis dans sa bouche. Les maisons de la ville appelées « Rabbit Island », « Ark of Peace » ou « Banana House » semblent ne plus avoir la cote auprès d’artistes dont la créativité semble extrêmement pragmatique : eh bien, pourquoi ne pas créer un briquet collectif en mettant une canette dans des ensembles de feu . la forme d’une gazelle? Dites-moi! Pourquoi ?

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A Berlin, Christiania et Åland, ne vous y trompez pas

On nous propose un produit. Il se compose de fêtes, d’excentricités, d’histoires parfois violentes et de cérémonies commémoratives à Berlin. Il est construit autour de bonnes affaires à l’allure chic sur Åland. Il est plein de provocation et flirte avec la règle et la loi à Christiania. Il y a cependant une continuité historique dans la trajectoire de nos trois villes dans ce qu’elles proposent aujourd’hui, même si la ligne est largement caricaturale. Berlin, carrefour des hauts lieux d’une histoire parfois violente, a multiplié les expériences urbaines. Les bâtiments de Friedrichshain ou de Neukölln aujourd’hui recherchés étaient des signes de modernité à leur époque. À partir des années 90, des artistes ont fait de Tacheles le centre de la culture contemporaine. La ville de Sonderweg, toujours en mouvement, n’a pas encore réuni de pseudo-artistes qui pensaient que Berlin suffisait à développer leur génie. Christiania a été reconnue dans les années 1970, jusque dans les rangs gouvernementaux, comme une expérience sociale et sociétale. Ce même gouvernement tentera alors uniquement de réguler la situation du quartier face à son orgueil. A Åland, la spécialité fiscale trouve sa généalogie dans une lutte pour la reconnaissance d’une différence politique et linguistique. Les caricatures reprennent parfois les faces sombres des originaux : drogue, violence, trafic sont la généralité du livre de Christiane F. Ces faux territoires de non-droit ont en réalité un point commun : celui de la démesure. Ils surjouent la musique qu’ils ont composée eux-mêmes. La « casse héritage » de Michel Rautenberg n’est jamais loin. Berlin, les îles Åland et les territoires de Christiania ont nourri en termes de marketing et d’image ce qu’ils avaient échoué en termes de lutte sociale. Ces lieux se sont démarqués dans le passé à plus d’un titre. Le problème est que cette démarcation, initialement évidente semblait s’être repliée pour n’avoir pour unique but que sa propre consolidation : c’était faire du moyen la fin et du sens absurde. Le territoire n’est plus un objet, mais est devenu un outil. Il a perdu sa valeur d’usage pour devenir lui-même une marchandise qui doit trouver son avantage comparatif sur le marché concurrentiel. C’est dommage de voir des symboles alternatifs qui perdent leur message social et leur berceau de créativité (inventer de nouveaux mondes) pour vendre leur marque aux touristes. Car il ne faut pas méconnaître le statut de territoires d’exception : les lieux que j’évoquais (Berlin, Åland, Christiania) sont, contrairement à l’image qu’ils veulent donner, totalement intégrés dans des flux globaux à différentes échelles.

« Notre appartenance au monde des images est plus forte, plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des idées »  (Gaston Bachelard) 

La manipulation de l’histoire était encore tolérable lorsque l’histoire, bien qu’élevée au statut d’icône non scientifique, restait une ressource pour construire l’image de marque d’un lieu. L’emblème a simplement trouvé des racines pour le nourrir. Dans la Baltique, les anciennes routes maritimes hanséatiques ont été utilisées dans les années 1990 par Björn Engholm pour appeler à une réactivation des réseaux perdus entre des pays longtemps divisés. Les conditions du contrat ont changé lorsque l’histoire, à partir des années 2000, n’a plus été l’objet d’une communauté de destin, mais celui d’une communauté de défis. Il ne s’agissait plus simplement de raconter l’histoire (Story), mais de raconter des histoires (Stories). En fonction de ce qu’attendaient touristes et investisseurs, de ce qu’ils pouvaient imaginer de lieux qu’ils ne connaissaient pas encore, l’acteur marketing devait construire de toutes pièces et sans fondement des téléfilms prêts à sortir. beaucoup. Le troisième cycle de l’histoire est ainsi achevé : l’histoire est vécue puis recréée avant d’être fabriquée. Le sommet du Baltic Development Forum à Malmö est la première étape d’une réflexion sur la notion de « promotion de la Baltique ». En 2006, Simon Anholt, un consultant politique, s’est interrogé sur les possibles histoires de marque pour la région baltique. Il en découvre trois : « Quand l’Occident et l’Orient se conjuguent », « Né à l’ère de la mondialisation primaire », « La plus petite région du monde, un modèle de l’économie talentueuse et entrepreneuriale (PME/PMI) ». Sous l’impulsion de l’expert marketing Wally Olins, les projets se multiplient pour choisir une image adéquate pour vendre les pays baltes, notamment en Asie (Japon). Dans le cadre du projet européen « Baltmet Promo », des entretiens sont réalisés avec tous les blogueurs, des blogueurs japonais se chargent de poster des récits de leur voyage… L’espace baltique sera alors des territoires grossièrement divisés, soutient ces histoires futures. Les capitales baltes dégagent une envie de nature, un univers médiéval et une atmosphère d’histoires et de légendes. Les villes scandinaves sont plus associées au design, à la gastronomie et à la possibilité de faire tomber les rues commerçantes (le lecteur averti lira le passage consacré à notre fameuse symphonie dont le but semble nous endormir au son de sa belle musique). Berlin et Varsovie sont des villes de culture et d’histoire, où l’engagement citoyen doit être mis en avant. Pas sûr que les centaines d’Easyjeteurs largués chaque jour par des charters bon marché à Tegel ou Schönefeld soient vraiment tous des humanistes…

« Nous sommes tous une exception, rien donc d’exceptionnel » (Jacques Deval)

L’Europe des exceptions apparaît d’emblée comme un oxymore. Où se cache alors l’identité européenne dans une série d’exceptions qui ne s’affirment qu’à l’échelle mondiale ? L’Europe est constituée de territoires, certes différents, qui doivent composer ensemble. L’exception, sous ses airs coquets, cache une terrible réalité : face à l’exception, la règle demeure toujours. Y aurait-il une Europe des règles, une Europe gouvernée, régulée, des territoires qui se définissent d’un coup d’œil, qui suivraient des prescriptions préétablies et auxquelles il serait possible de rattacher une identité. Cette Europe serait bien ennuyeuse… Imaginer une Europe qui serait  » unifiée dans l’exception  » : cela n’a aucun sens. L’exception suppose l’exclusion des autres. Se sentir extraordinaire pour un individu comme pour un territoire, c’est mépriser ceux qui ne le sont pas, c’est considérer l’autre comme même en dessous de la normalité. Cette Europe à deux vitesses cache en réalité une opposition entre l’Europe des riches et celle des pauvres, entre celle des métropoles et celle des zones rurales délaissées, entre ceux qui peuvent construire une stratégie marketing pour contrer la mondialisation et ceux qui n’en ont pas ont les ressources financières ou humaines pour le faire. L’exception n’est concevable que dans un monde globalisé, où la peur initiale de se fondre dans une homogénéité douloureuse (trop souvent stigmatisante de la culture américaine) peine à s’apercevoir. La concurrence généralisée des territoires métropolitains européens, qui doivent attirer de plus en plus de capitaux, d’activités et d’habitants, l’exigeait. Le Big Mac a pris l’adjectif « Provençal ». La vraie diversité porte en elle une valeur complètement différente, ou plutôt pas du tout. Il ne précise pas si un territoire est exceptionnel ou non et pourquoi il le serait. L’un l’autre Le territoire a ses propres mythes, sa propre histoire, ses propres récits fondateurs. S’il est extraordinaire, c’est dans le cœur de ceux qui y vivent et qui y trouvent de quoi nourrir leur processus de territorialisation. Dans ce contexte, il est impossible de comparer des territoires entre eux (ce qu’implique l’adjectif extraordinaire) : ils sont incommensurables comme des civilisations. Il est impossible de les évaluer. Ne demandez pas aux territoires européens d’être exceptionnels, laissez-les être eux-mêmes et il y en aura plein…

Source photo : © Nicolas Escach, 2011, pour Nouvelle Europe