L’Opéra de Rennes présente, avant Nantes, La Carrière du libertin de Stravinsky dans une nouvelle production de Mathieu Bauer, sous la direction musicale de Grant Llewellyn.

Pour sa première mise en scène d’opéra, Mathieu Bauer replace cette œuvre protéiforme de Stravinsky dans le contexte de sa composition (1948-1951) et dans sa fonction essentielle de parabole. L’après-guerre propice à l’espoir et aux illusions rapidement désenchantées est illustrée par ces spots télévisés qui suscitent des désirs immédiats. La mise en scène annonce d’emblée la folie qui menace le héros-consommateur (et dans laquelle il sombre par sa quête de possession compulsive) : avant même que les lumières ne s’éteignent, Tom Rakewell se promène pieds nus en pyjama, l’air hagard, un magnétophone dans la main. Cette folie se transmet aux autres personnages : Anne Trulove obsédée par la reconquête de son amour, Baba le Turc en pur produit de la société de la série, Nick Shadow l’avatar du diable pris à son propre piège, la chorale tour à tour frivole, cupide et aliéné.

Mathieu Bauer conserve le schéma narratif et le découpage en moments successifs des dessins de William Hogarth (source d’inspiration de Stravinsky et de son librettiste Wystan Hugh Auden). Il fonde ce récit sur des moyens visuels diversifiés (images projetées et vidéos dessinées par Florent Fouquet), mêlant des références typiques de cette période mais toujours de manière cohérente et compréhensible. Six cubes sur deux niveaux servent non seulement d’écrans de télévision mais d’appartements (qui rappellent ceux d’Auguste Perret) dans ces décors de Chantal de la Coste. Tout cela permet un dynamisme et une fluidité des séquences, sauf dans les deux dernières scènes : au cimetière et à l’asile. Tout change alors : plus de téléviseurs, plus de cube, sur cette scène nue il ne reste presque plus que le clavecin, et un ralenti fou, avec Tom en camisole de force. La mise en scène très travaillée des chanteurs renforce encore l’engagement de leur bel canto (avec quelques instants d’intrusion dans le monde de la comédie musicale dus à la facilité du chant).

Le ténor Julien Behr parvient à exprimer les nombreuses figures de Tom Rakewell : un petit Candido, Dom Juan et Fou (celui de Gogol). Son personnage est à la fois évident et complexe, déterminé et impressionnable (tout comme ses tenues de rechange) passant de la confiance au désespoir pour finalement sombrer dans la folie pathétique vivement incarnée, au plus près du public : l’acteur aussi descendant plusieurs fois sur le sol. Très à l’aise sur scène, il maîtrise la ligne vocale avec des irrégularités marquées dès le début, varie les couleurs et le grain de sa voix, atimbrale lorsqu’il perd la raison ou élégiaque dans la scène finale lorsqu’il se prend pour Adonis. L’anglais est clair, tonique et la prononciation impeccable. Formez un duo fidèle avec son maître serviteur diabolique et insidieusement persuasif : Nick Shadow, joué par Thomas Tatzl. Vêtu d’une robe blanche ou d’un maillot de bain à motifs de flammes, le baryton-basse impressionne par son timbre vocal brillant, sa basse résonnante, sa diction vive et son jeu de scène toujours intelligent avec une touche d’humour qui rendrait le diable presque sympathique. . Cependant, il n’a aucun mal à se transformer en véritable méchant dans le troisième acte en déployant une voix tonitruante.

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La soprano Elsa Benoit (qui a fait ses débuts au Chœur de Rennes) incarne Anne Trulove avec une sensibilité émouvante et déterminée. Sa voix colorée au vibrato serré est agile et expressive, le phrasé bien mené jusqu’aux aigus faciles et sans tension. Il maîtrise à la fois l’art du romantisme (berceuse au troisième acte) et celui de vocaliser des airs lyriques au registre très large (« No word from Tom »). Les duos avec Tom sont flous, chacun sait moduler sa projection en écoutant l’autre.

Baba la Turque est campée par Aurore Ugolin. Elle impose sa présence vocale et scénique pour ce personnage atypique de dame à barbe qui prend ici l’allure d’une star hollywoodienne dans sa robe sirène rouge à sequins, adorée par une chorale délirante (ayant pris place dans la salle pour un grand moment de comédie musicale) . Sa voix médiane manque un peu de support de basse et de consistance dans ses premières interventions mais s’impose ensuite pour surmonter l’écriture dangereuse de la partition, rendant la compréhension claire grâce aux consonnes percussives. C’est hilarant dans la scène où, en colère et jalouse de l’indifférence de Tom, elle casse la vaisselle et les articles ménagers.

Le rôle de Sellem, le commissaire-priseur, revient au ténor Christopher Lemmings. Une sorte de Nosferatu à la pâleur cadavérique, ouvre la voie de sa voix claire et bien projetée pour cette partie vocale composée essentiellement de monosyllabes. Vampirisez les acheteurs qui font monter les enchères dans une scène époustouflante, éclairée par des lampes de poche. Scott Wilde joue Trulove, le père d’Anne. Gentilhomme paysan âgé et handicapé, il impose son rôle d’autorité avec une voix de basse puissante, convaincante même gênée par un vibrato excessif. Mother Goose est interprétée par la contralto Alissa Anderson. Sa voix bien projetée avec une basse affirmée et résonnante, légèrement culottée, lui permet de s’imposer comme une dame mère. Enfin, le baryton Jean-Jacques L’Anthoën quitte le chœur pour endosser le petit rôle de Gardien, gardien de l’asile, à la voix timbrée et vibrante.

Le chœur Melisme(s), bien préparé par Gildas Pungier, est précis dans ses interventions parfaitement intégrées à l’action et renforce l’étanchéité de la scène vocale avec précision et positionnement. Entre légèreté et gravité, la direction précise du chef d’orchestre gallois Grant Llewellyn met en valeur le moindre détail de la partition, un véritable snobisme du modernisme pur et dur de l’époque, auquel il donne un rythme époustouflant, tout en sachant sauver d’intenses instants d’émotion. Cela demande une grande habileté de la part des musiciens de l’Orchestre National de Bretagne constamment sollicités par des timbres mis en scène individuellement ou qui se mélangent tour à tour.

Le public, libéré de la forte tension du drame, applaudit chaleureusement cette production sans même attendre le chœur final, concluant l’œuvre comme un opéra de Mozart.