Dans la plus grande salle d’urgence de la région, le nombre de médecins a été réduit de moitié. Face à l’afflux de patients, les soignants craignent de devoir mettre en place un triage à l’entrée, comme dans d’autres hôpitaux en France.

« L’été, c’est là qu’on voit si on est fait pour les urgences », sourit Nadia, infirmière de nuit aux urgences de La Timone. La trentenaire a à peine le temps de finir sa phrase qu’elle accueille Alice*, 19 ans, passée par une fenêtre. « Elle a des constantes stables, mais elle a deux plaies ouvertes aux mollets », précise le pompier en lui tendant la fiche de soins. Ensemble, ils transfèrent la jeune femme d’un brancard à un autre, minimisant les déplacements. « Douleur entre 0 et 10 ? » demande Nadia, qui fait rapidement un bilan clinique, avant de décider vers quelle équipe référer ce patient.

Dans ce service hospitalier qui accueille des patients 24h/24, aucune nuit ne se ressemble. Ce mardi 9 août, il y a 270 billets en une journée. Et souvent, en été, le service voit son activité augmenter avec l’arrivée des touristes et le départ des médecins généralistes de la ville. La porte de la salle d’urgence est alors le dernier accès pour certaines personnes. Il y a près d’une semaine, la responsable de ce service, Céline Méguerditchian, avait prévenu de la possibilité d’un dépistage des patients à l’entrée. Depuis, une tente a été installée à l’entrée, au cas où cette organisation se mettrait en place.

Le flux augmente, mais le nombre d’employés diminue. Depuis mai, il y a 16 médecins contre 32 en temps normal. Une conséquence de l’épuisement du personnel médical après les vagues successives de Covid-19. Le professeur Jouve, président de la commission médicale de l’établissement, a déjà prévenu Marsactu du manque de personnel avant l’été. Cette année, l’institution a recruté le Dr Zied Rebai, chirurgien orthopédiste tunisien, pour ouvrir une ligne de traumatologie pour les plaies et fractures mineures. Et ainsi soulager les six autres équipes qui gèrent les urgences plus graves.

Flots de patients imprévisibles

Après minuit, l’équipe du SAUV reprend son souffle. C’est la « mini-poulie » des urgences où les patients ont besoin de plus de surveillance. Au milieu de la nuit, ils se sont occupés d’un homme d’une quarantaine d’années qui s’est fendu le crâne du front au cou en essayant de plonger et d’une dame âgée souffrant d’une maladie cardiaque. Elle a été transférée en cardiologie en soins intensifs. L’occasion pour les soignants de relâcher la pression face aux insultes qu’elle leur a proférées. « C’était une vraie tante Danielle ! » conviennent-ils en riant.

Ici, le flux de patients peut changer brusquement. Il n’y a peut-être pas de passage, mais lorsque plusieurs patients arrivent simultanément, les cinq places de la salle sont vite remplies. « Une nuit, alors que nous avions trois patients en état de choc [technique des réanimateurs pour très l’état de choc après un accident ou une maladie aiguë, ndlr], deux autres médecins expérimentés ont dû se démarquer et venir avec nous », se souvient-il. Bastien, infirmier depuis un an. Par contre, il arrive aussi que le médecin du SAUV quitte son poste pour aider les autres équipes, et c’est son stagiaire qui prend le relais.

“Et c’est là que la guerre commence”

Côté traumatologie, François Ferrier, interne en médecine, décrypte le scanner d’un patient qui a ressenti une vive douleur en plongeant dans l’eau. Une de ses vertèbres est cassée, mais sa moelle épinière n’est pas affectée. Cependant, elle devra être hospitalisée. « Et c’est là que la guerre commence », grogne un autre stagiaire. Comprenez : Trouvez un lit dans les services chirurgicaux.

Cette semaine, l’AP-HM c’est environ 140 lits en moins.

Ce casse-tête, c’est Thibaut Jeunesse, le responsable de santé, qui vous gère à chaque prise de fonction. Ce soignant rasé et barbu de trois jours fait le point sur tous les hôpitaux de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Marseille. Cette semaine est l’une des pires : il y a 140 lits de moins. Pour ne rien arranger, cette année, pour la première fois à La Timone, l’unité d’hospitalisation de courte durée a été fermée. Il y a donc 19 lits inutilisables. « C’était un poumon pour nous », déplore Gilles Gambini, chef adjoint du service.

Faute de place, les patients sont parfois dirigés vers des services qui n’ont rien à voir avec leur pathologie ou stagnent aux urgences. « Hier, j’ai eu cinq patients qui venaient d’une maison de retraite et qui étaient sur des brancards que j’aimerais mettre sur des lits. C’est dur de sentir que ce qu’on fait est à la limite de l’abus », confie le dirigeant.

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“On n’est pas un McDonald médical”

Un vieil ivrogne arrive aux urgences. Il s’est enfui de son Ehpad et ne tient pas en place, crie et se lève plusieurs fois. Après avoir bénéficié d’une consultation, il est ramené en ambulance. Un soulagement pour les soignants, sans cesse interrompus. Mais dans la case à côté, c’est le contraire. Le docteur Gambini peine à faire en sorte qu’un patient, qui ne parle pas français, reste pour une opération de l’appendicite. Ce jeune père d’origine asiatique veut rentrer à la maison pour aider sa femme à s’occuper de leur bébé. « Qu’est-ce que tu attends ? Qu’est-ce qui explose ? Si tu pars, tu vas mourir ! », tente pour la énième fois le médecin urgentiste, un peu désabusé. Le père reviendra finalement une heure plus tard.

de nombreux patients n’ont pas besoin de soins d’urgence, mais ils poussent quand même la porte du service.

La nuit aux urgences montre aussi un résumé express de la société et de sa misère sociale. SDF ou sans-papiers à la recherche d’un toit, fêtards ivres du vieux port, tentatives de suicide avec médicaments : La Timone est l’hôpital des quartiers centraux de Marseille. Une phrase revient sans cesse dans la bouche du personnel : nombreux sont les patients qui n’ont pas besoin de soins d’urgence, mais qui poussent quand même la porte du service. Manque de médecins généralistes libéraux, problèmes financiers, manque d’information, les raisons qui poussent la population à se rendre à l’hôpital sont multiples. Malgré les campagnes de communication de l’AP-HM qui prônent d’appeler le 15 avant de venir aux urgences et de prolonger les horaires de garde au centre médical, situé dans le couloir parallèle.

« Nous sommes l’hôpital public, donc nous devons rester ouverts », estime Gilles Gambini. Moi, je dis aux patients quand ce n’est pas une urgence : on n’est pas un médecin McDonald’s ! Le médecin urgentiste, aux vingt ans de carrière au compteur, souligne cette « ambivalence ». En même temps, il reconnaît la difficulté croissante d’accès aux soins, l’errance médicale de certains patients. Mais elle estime que 30 % des tickets sur son service ne constituent pas des urgences.

Gérer la violence

Les soignants doivent parfois faire preuve de sang-froid pour calmer des familles impatientes ou des violences excessives. « On m’a craché dessus », raconte Elodie, une aide-soignante. Face à certains comportements, la motivation à rester aux urgences diminue et apparaît parmi les énoncés. « Ici, l’espérance de vie d’un soignant est de deux ans et demi », glisse un autre. « Les urgences la nuit, ça casse », assure une infirmière. Le mois d’août est redouté. « On a une équipe fatiguée qu’on licencie », observe le conseil de santé.

Si au niveau des personnels paramédicaux le compte est plutôt bon, chez les médecins le déficit se creuse depuis un an. Pour Gilles Gambini, les raisons sont variées : congé maternité sans retour, déménagement, Covid-19 qui en a découragé certains, mais aussi « difficultés relationnelles » entre services, liées au barème des urgences. Et derrière, le recrutement qui ne suit pas. « Lors de mon premier cours de santé publique, en 1992, on nous disait déjà que la pénurie de médecins se ferait sentir en 2020 », se souvient-il. Aujourd’hui, c’est « l’équipe soudée » qui le fait tenir : « On va passer l’été à se dire que ça ira mieux plus tard ».

Un week-end redouté

Heureusement, la situation de La Timone n’empêche pas les sourires et les petites attentions qui éclatent dans les couloirs. « Vous avez fait le lissage ? », s’enthousiasme une médecin en voyant la nouvelle coupe de cheveux d’un soignant. Le moral remonte aussi en partie avec l’arrivée de la nouvelle direction de l’AP-HM en juin 2021, explique Dalia Ahriz, médecin urgentiste au service. « Avant la période du Covid-19, nous étions en grève. Ils ont réalisé que nous étions en première ligne. Il n’y a pas de solution miracle, mais c’est bien de sentir qu’on est devenu une priorité », observe le jeune médecin.

De la même manière, Gilles Gambini essaie de voir le positif et attend des renforts pour la rentrée. Mais même ainsi, il redoute ce week-end de trois jours, « où tous les problèmes vont s’accumuler ». Il craint pour la prise en charge des patients qui devront rester sur des civières. « C’est du bison malin, ça va du liège au fond », appréhende-t-il. En espérant ne pas avoir à utiliser la tente de triage installée à l’entrée.