Le journaliste d’investigation Olivier van Beemen revient sur les compromissions et les dérives du groupe hollandais en Afrique.
Les Africains aiment la bière, qu’elle soit brune ou blonde, et même s’ils en boivent proportionnellement moins qu’ailleurs dans le monde. Les entreprises brassicoles, qui dépendent du développement de la fameuse classe moyenne africaine, le savent et se frottent les mains. Car grâce à des coûts de production plus faibles que sur les autres continents, la bière rapporte près de 50% de plus en Afrique qu’ailleurs. Certains marchés, comme le Nigeria, sont parmi les plus rentables au monde.
Heineken, deuxième plus grande brasserie au monde, est présente sur le sol africain depuis plus d’un siècle et compte aujourd’hui une cinquantaine de brasseries dans seize pays. Après le premier livre sur le groupe néerlandais en 2015, le journaliste d’investigation Olivier van Beemen, collaborateur au Monde Afrique, publie Heineken in Africa, une multinationale décomplexée (éd. Rue de l’Echiquier). Son enquête révèle des pratiques immorales et douteuses en termes de management, de marketing et de développement.
Vous avez enquêté dans douze pays d’Afrique. Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?
Olivier van Beemen J’ai été frappé par le grand écart entre ce que Heineken prétend être et ce qu’il est réellement. Cette entreprise prétend participer au développement économique du continent, mais elle y réalise des bénéfices largement supérieurs à la moyenne. Depuis plus d’un siècle, elle rapporte des milliards. Heineken fait savoir que l’Afrique est un continent difficile, que les affaires y sont compliquées en raison de l’instabilité politique, du manque de main-d’œuvre et d’infrastructures. Mais tout ce qui est présenté comme un obstacle est en réalité un avantage pour les multinationales. Cela lui permet d’augmenter ses marges et d’influencer plus facilement les gens. En Afrique, Heineken a une politique très cynique.
Vous expliquez que la multinationale a prospéré sur fond de corruption et de soutien à certains régimes, notamment au Rwanda pendant le génocide des Tutsi en 1994…
La multinationale a continué à produire de la bière pendant les massacres. Primus, la marque produite par Heineken au Rwanda, permettait aux Interahamwe, les milices Hutu, de boire. Il suffit de lire Une saison de machettes, de Jean Hatzfeld, pour comprendre à quel point cette bière a servi de motivation lors de la tuerie et de récompense après. De plus, Heineken a continué à payer des impôts au régime génocidaire.
Mais la firme était-elle en mesure de stopper sa production ?
Un porte-parole de Heineken avait alors répondu dans un journal néerlandais que cette offre de production répondait à une demande. Plusieurs sources, dont un technicien, m’ont assuré que si Heineken avait vraiment tenté d’arrêter la production au printemps 1994, elle aurait probablement pu le faire. Mais elle n’a jamais essayé. Jean Louis Homé, directeur Afrique de l’entreprise à l’époque, indique dans son livre Le Businessman et le Conflit des Grands Lacs qu’il y avait un contact quotidien entre les techniciens rwandais et la direction de l’entreprise, qui était alors basée à Goma [ en République Démocratique. du Congo, RDC]. La brasserie n’était pas autonome, livrée à elle-même, comme le prétend aujourd’hui Heineken. Les Rwandais seuls ne pouvaient pas diriger la production.
En RDC, vous expliquez que des vendeuses ont été contraintes à des actes sexuels avec des responsables de la société. Sur quelles bases vous appuyez-vous ?
J’ai rencontré plusieurs de ces femmes et même des responsables de l’époque. Par d’autres sources, j’ai également acquis des documents confidentiels. Il est écrit que la firme était au courant de ces excès sexuels, mais rien n’a été fait pour y mettre un terme.
Vous écrivez aussi qu’au Nigeria des milliers de prostituées ont été formées pour inciter leurs clients à boire des bières de marque Legend…
Festus Odimegwu, le directeur général de la succursale Heineken au Nigeria dans les années 2000, m’a raconté cette histoire et il en était très fier. Il a en effet dynamisé les ventes de la marque alors moribonde Legend en mettant en place des formations pour prostituées. Ils ont dû expliquer à leurs clients qu’ils seraient plus efficaces sexuellement en buvant du Legend plutôt que de la Guinness, son principal concurrent. Près de 2 500 travailleuses du sexe ont été formées. Le système était très efficace car les barmans recevaient également des commissions en fonction du nombre de capsules Legend qu’ils rapportaient. Cependant, cette politique commerciale est assez répandue en Afrique.
Vous décrivez les liaisons dangereuses qui existent parfois entre Heineken et certains gouvernements. Peut-on dire qu’elles sont fréquentes ?
Heineken préfère rester en dehors des affaires politiques. C’est risqué en termes d’image et en cas d’alternance de pouvoir, l’affaire peut se compliquer. Mais il peut y avoir des cas particuliers. L’exemple le plus évident est celui du Burundi. Dans ce pays, Heineken détient 59 % du capital de la brasserie locale Brarudi et l’État possède le reste. En 2015, le président Pierre Nkurunziza a remis son sort entre les mains de la Cour constitutionnelle pour obtenir le droit de briguer un troisième mandat. Il a ensuite nommé Charles Ndagijimana, le président du tribunal, au conseil d’administration de la brasserie. Puis, lorsque la Cour a rendu un avis positif sur le troisième mandat, M. Ndagijimana a été poussé président du conseil d’administration de Brarudi, où il perçoit environ 30 000 euros pour quatre réunions annuelles. Lorsque j’ai interrogé Roland Pirmez, directeur Afrique de Heineken, sur cette affaire, il m’a répondu : « Nous avons émis des réserves mais nous n’avons rien pu faire de plus. »
Des millions de litres de bière sont consommés chaque soir dans les bars et les maquis. L’économie africaine en profite-t-elle ?
Oui, mais pas aussi haut qu’il devrait l’être. Heineken pratique l’optimisation fiscale à travers une agence basée en Belgique et destinée uniquement au continent. Cette société appelée Ibecor [pour International Beverages Corporation] est un prestataire logistique. Les anciens employés m’ont dit que parfois elle facturait dix fois plus pour certains services. Ce trop-perçu permet de rapatrier les bénéfices en Belgique afin qu’ils ne soient pas taxés en Afrique.
La parution de votre livre a-t-elle eu des conséquences pour Heineken ?
La première conséquence est la suspension de l’adhésion au Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Banque a également décidé de cesser d’investir dans les multinationales. Mais à ce jour il n’y a pas d’ouverture d’enquête judiciaire. Il faut savoir que Heineken a une très bonne réputation aux Pays-Bas. Les Néerlandais adorent cette marque populaire qu’ils considèrent comme un véritable fleuron de leur industrie.