« Stigmatisant » pour les salariés, « trop flou pour les employeurs ». La disposition qui équipe l’abandon de poste d’une démission, adoptée ce mardi 25 octobre par le Sénat à une majorité de droite dans le cadre de l’examen du projet de réforme de l’assurance-chômage ne satisfait personne. Il a été introduit par les amendements de la majorité présidentielle et par les LR. Députés et sénateurs vont maintenant tenter de se mettre d’accord sur une version commune au sein d’une commission paritaire.
L’amendement vise à « limiter le recours des salariés à la pratique de quitter le travail lorsqu’ils souhaitent mettre fin à leur relation de travail, tout en étant indemnisés par l’assurance chômage », selon les amendements des auteurs. Actuellement, les salariés qui ne viennent plus travailler sans justification finissent par être licenciés pour faute grave et bénéficient de droits au chômage. Au contraire, la démission ne donne pas droit aux indemnités de chômage, à quelques exceptions près.
Dans la version adoptée mardi, les sénateurs ont encore durci les règles : ils ont introduit la possibilité pour l’employeur, en cas de départ d’un salarié de son poste, d’établir le délai au-delà duquel ce dernier est présumé démissionner. « Le salarié qui a volontairement quitté son poste et ne reprend pas son travail après avoir reçu une mise en demeure de justifier de son absence et de reprendre son poste, par lettre recommandée ou au porteur contre le licenciement, dans le délai fixé par le employeur, est présumé démissionnaire à l’issue de cette période. Le salarié qui conteste la rupture de son contrat de travail sur le fondement de cette hypothèse peut saisir les prud’hommes », est-il écrit.
Et l’abandon de poste est désormais une présomption de démission l’amendement a été voté ce soir, triste soirée pour la droite qui est très maltraitée #abandonDePoste https://t.co/tRtVQlZ8rD
Affaiblir le salarié
La gauche est au-dessus du vent contre le texte qui « stigmatise les demandeurs d’emploi et les rend comme des profits », selon Monique Lubin, sénatrice PS. « Les salariés ont beaucoup perdu ce soir », estime Cathy Apourceau-Poly (CRCE). Plus qu’une stigmatisation, la mesure risque de fragiliser le salarié à bien des égards face aux pouvoirs de l’employeur.
Premièrement, elle prive le salarié d’un moyen de rompre son contrat pour avoir droit aux allocations de chômage. « Le salarié quitte rarement son poste sans en discuter avec son employeur car cela constitue un danger pour lui, c’est-à-dire ne pas être payé. C’est pourquoi le geste découle dans la plupart des cas d’une négociation entre le salarié et l’employeur », explique Michèle Bauer, avocat spécialisé en droit du travail.La disposition priverait donc les salariés en retard d’une échappatoire qui se verraient refuser un licenciement conventionnel.
Pour ce dernier, deux possibilités s’offrent à vous : vous mettre en arrêt maladie jusqu’à votre licenciement pour invalidité, ou contester votre employeur pour obtenir un licenciement. « Ça ne fait que changer le problème », se plaint Michèle Bauer.
Indirectement, le texte pourrait aussi se traduire par une montée des tensions patronales. Elle peut notamment pousser un salarié qui souffre d’être agressif avec son supérieur à obtenir un licenciement pour faute grave. Dans ce cas, la mesure visant à empêcher la « désorganisation de l’entreprise » s’avérera contre-productive.
Risque d’abus
Une autre conséquence de la mesure est que le risque d’abus est accru, puisque l’employeur a plus de pouvoir. « C’est le patron qui contrôle tout », explique Michèle Bauer. L’avocat imagine par exemple une situation où l’employeur « arnaque » un salarié qui ne connaît pas ses droits « pour le pousser à quitter son poste ». Ou encore celle où il fait pression sur le salarié en le menaçant de le déclarer abandonné s’il refuse de se rendre à un rendez-vous.
Car pour un patron, un simple document attestant que le salarié ne se présente pas à un rendez-vous peut suffire à justifier un départ de poste. Moins évident, en revanche, pour le salarié d’afficher sa présence… surtout s’il est en télétravail.
Des avantages mais une plus forte incertitude pour l’employeur
L’abandon de travail entraînant un licenciement pour faute grave est une véritable alternative pour les employeurs à la rupture de contrat, plus onéreuse. En cas de rupture de contrat, le salarié a droit à une indemnité équivalente à un quart de mois de salaire jusqu’à 10 ans d’ancienneté et un tiers à plus de 10 ans, s’il n’existe pas d’accord collectif
A l’inverse, lors d’une démission et d’un licenciement pour faute grave, le salarié ne perçoit aucune indemnité. « En cas d’abandon de poste, l’employeur peut engager une procédure de licenciement pour faute grave, une option qui n’a aucun coût pour lui », assure Etienne Pujol, avocat en droit social. Et d’ajouter que le risque pour ces derniers d’être convoqués chez les prud’hommes est « assez faible », et les contestations étant rares.
Le flou juridique entourant le texte expose en revanche les employeurs à des risques de contentieux et a fortiori, à des sanctions. « Qu’est-ce qu’on considère comme un abandon ? Comment prouver ? Rien de tout cela n’est expliqué dans le texte » pointe Etienne Pujol. La mesure de risque, je crois, incite les employeurs à entamer la procédure de départ, sans fournir de justificatif. « C’est là qu’il pourrait être condamné si le salarié porte plainte », précise-t-il. Autres incertitudes juridiques relevées par l’avocat : « Que se passe-t-il si le salarié reprend son poste et ne revient pas plus tard ? » Qu’est-ce qu’un abandon volontaire ?
Aucune statistique ou étude d’impact
Plus problématique encore, le texte retravaillé par les sénateurs est jugé « incohérent » par Etienne Pujol. Il est précisé que le salarié doit être mis en demeure « par lettre recommandée ou par mise en demeure à personne ». Comment remettre une lettre en personne à un employé absent? Autant d’interrogations qui exposent l’employeur à une condamnation pour « faute grave » en cas de séquestre prud’homal.
La valeur de la mesure reste donc à prouver. « Il ne changera probablement pas grand-chose, employeurs et salariés trouveront toujours des moyens de négocier pour que le salarié quitte l’entreprise avec droit aux indemnités de chômage », estime l’avocat. En outre, aucune statistique n’a jusqu’à présent montré que les salariés aient eu recours à l’abandon du travail pour obtenir des droits au chômage. Il n’y a pas non plus eu d’étude d’impact sur les effets que l’amendement aura sur les bénéficiaires d’allocations chômage.