Un été entre ados dans de grands espaces bucoliques, avec canot et camping au coin du feu ? Pas cette fois. Cet été, 1 400 collégiens et lycéens américains ont été accueillis dans 29 universités pour des « summer camps » qui ne ressemblent pas à la traditionnelle colonie de vacances.
Profondément dans des universités aux allures d’hôpital, ils passaient la plupart de leur temps dans des salles de classe jaunes éclairées au néon, le nez collé à un écran d’ordinateur. Normal : ils ont participé au programme GenCyber, pour « Inspirer la nouvelle GENeration de professionnels du CYBERespace ». Plus simplement, les « stagiaires » sont venus apprendre à peaufiner le code informatique. Et devinez qui parraine ces cours d’été pour apprentis hackers ? La NSA.
Oui, la « No Such Agency », longtemps considérée comme l’agence de renseignement la plus secrète au monde, mais dont les pratiques d’espionnage massif des Américains (et du reste du monde) ont été mises au jour par les révélations de son ancien consultant Edward Snowden , puis WikiLeaks.
Pourquoi alors la NSA, avec son budget annuel de plus de 10 milliards de dollars, ses 850 000 employés et ses « clients » comme la CIA ou le FBI, se donne-t-elle la peine d’organiser des camps d’été ?
Notre ambition est d’intéresser les jeunes à la cybersécurité », explique le créateur et directeur du programme, Steve LaFountain. « Il y a entre 600 000 et 1 million d’emplois dans la cybersécurité qui ne sont pas pourvus aux États-Unis, car nous n’avons pas assez personnes formées dans cette discipline. GenCyber vise à combler cette lacune. »
Une enveloppe de 4 millions de dollars
(Donald Emmert / AFP / Pour « l’Obs »)
D’une université à l’autre, l’enseignement varie : le camp de San Bernardio (Californie) se concentre sur les drones, tandis qu’au camp de Norwich (Vermont) les étudiants construisent leurs propres ordinateurs, de l’assemblage de puces au logiciel de sécurité interne, et peuvent l’emporter chez eux. .
Au cours des 47 camps organisés cet été, une vingtaine d’adolescents sont accueillis pendant une ou deux semaines, entièrement gratuitement. Chaque camp représente un budget moyen de 85 000 dollars, pour un budget total de 4 millions de dollars. L’ensemble est financé par la NSA et la National Science Foundation (NSF), l’équivalent américain de notre CNCRS (Centre National de la Recherche Scientifique). Les universités sont aussi de leur poche, mais uniquement pour la rémunération des professeurs, soit « dix mille dollars », selon Nasir Memon, responsable du programme à l’université de New York.
Derrière ces camps d’été pointe l’objectif inavoué de la NSA, peu connue pour sa philanthropie, d’identifier une nouvelle génération de petits génies de la sécurité informatique, et de les attirer dans les rangs de l’agence. Depuis les révélations de Snowden, la NSA peine à attirer les talents dont elle a besoin. Difficile pour l’espion controversé de rivaliser avec l’esprit libertaire de la Silicon Valley et ses fabuleux salaires. Pour cette seule année, l’agence recherche 1 600 recrues, dont plusieurs dizaines dans la cybersécurité.
Steve LaFountain a été responsable de la mise en place de plusieurs programmes pour attirer les talents collégiaux, et il en a profité pour lancer les camps d’été pour les collégiens et lycéens. L’intéressé dément toute ambition de repérer de (très) jeunes recrues :
Il s’agit simplement de les intéresser à la sécurité informatique », rétorque-t-il avec force. « En proposant ce programme gratuitement, nous espérons faire tomber les barrières économiques et géographiques qui empêchent les jeunes – en particulier ceux qui ont un faible accès aux ordinateurs dans leurs salles de classe – de apprendre les fondamentaux de la cybersécurité. »
« Un impact dans la formation des talents »
(Donald Emmert / AFP / Pour « l’Obs »)
Les universités sont affichées sur la même ligne. Le programme GenCyber viserait uniquement à initier les études d’informatique aux lycéens locaux.
Ils font quelque chose de constructif et s’ouvrent à une nouvelle discipline », a déclaré Nasir Memon, de l’université de New York. « En répétant l’opération dans tout le pays, le gouvernement a un réel impact dans la formation des talents ».
Les universités insistent au passage sur le fait que la NSA laisse toute latitude aux instructeurs pour définir l’organisation et le programme du camp d’été. A l’université de New York, les enseignants entendent inciter les lycéennes à suivre un cursus dans leur département, en formant des apprenties hackers pendant deux semaines.
Le terme « hacker » est aussi un peu galvaudé, puisqu’il ne s’agit pas d’apprendre des techniques de piratage de sites gouvernementaux ou de bases de données bancaires, mais plutôt de savoir mettre la main à la pâte. l’informatique.
On ne leur montre pas des outils de piratage, mais plutôt ceux pour découvrir ce qui ne va pas, en vue de résoudre des crimes, d’aider les autres », explique Linda Sellie.
« On leur montre jamais rien d’illégal »
(Donald Emmert / AFP / Pour « l’Obs »)
De 8h à 15h, dans une salle pâle du deuxième étage de l’école polytechnique de l’université de New York, ce professeur, spécialiste des algorithmes, enseigne à une vingtaine de jeunes filles, petit à petit, le fonctionnement de la machine, la programmation, les réseaux et Internet, bases de données, cryptage… L’ambiance est studieuse. Sous des dizaines de lignes de code incompréhensibles projetées sur le tableau noir, les adolescentes s’affairent à changer chiffres et lettres blanches sur leurs écrans.
« C’est de la programmation informatique, ces lignes vont créer les pixels de la photo », explique Ashley, 17 ans, dans un sourire qui laisse apparaître des accolades. « Sur la ligne 48, allez modifier les données pour cacher votre message dans l’image », lance la sibylline Linda Sellie.
Nous leur montrons comment fonctionne l’informatique, comment détecter les vulnérabilités et comment les réparer, mais jamais rien d’illégal », nous assure la deuxième professeure, Phyllis Frankl.
A New York, trois sessions successives ont été organisées cet été, pour un total de 75 étudiantes, l’université ayant décidé de réserver ses camps aux filles, particulièrement peu nombreuses dans ce type de cursus. Leur seul point commun est qu’ils sont de bons élèves dans les écoles publiques environnantes. Iman, qui porte fièrement le voile islamique du haut de ses 17 ans, vient de Brooklyn et dit être venue « pour faire quelque chose de [son] été ». Radhaka, 17 ans et d’origine pakistanaise, vit dans le Queens et a été encouragée par ses professeurs « parce qu'[elle] veut devenir développeur ». Se cachant derrière ses lunettes à monture large, Winxy, 18 ans, originaire du Bronx, a vu dans ce camp « l’opportunité d’apprendre comment fonctionnent les ordinateurs » car « c’est toujours utile ». La professeure Linda Sellie note :
Ces filles viennent avec un minimum de connaissances en informatique. Ils repartiront avec une ouverture d’esprit vis-à-vis de la cybersécurité et surtout une utilisation plus prudente d’internet et des technologies. »
« C’est quoi déjà la NSA ? »
(Donald Emmert / AFP / Pour « l’Obs »)
Si les lycéennes sont studieuses et assidues dans leur apprentissage, elles semblent totalement indifférentes à la question de l’espionnage mené par la NSA. « Qu’est-ce que la NSA déjà ? » demande Iman en fronçant les sourcils. Radhaka tente :
C’est l’agence de sécurité, ils sont chargés de sécuriser les choses. »
Mira, 17 ans et originaire du New Jersey, ajoute : « Comme dans le livre ‘The Digital Fortress' », en référence au livre de Dan Brown dont l’intrigue se déroule au cœur de la NSA. Quand on parle d’une surveillance générale des communications aux Etats-Unis, s’appuyant notamment sur les opérateurs internet et télécoms, le silence tombe. Ce sont aussi eux qui financent ce camp d’été, on finit par glisser. « S’ils nous aident à étudier gratuitement une discipline compliquée, alors ils sont bons », rétorque Ashley.
L’agence, qui espère proposer 200 camps d’ici 2020, dont au moins un par Etat, semble avoir atteint son objectif cette année. Dès la fin de la première journée de camp à New York, plusieurs étudiants disent déjà envisager de travailler dans la cybersécurité, et pourquoi pas pour la NSA. C’est le cas de la discrète Ashley, qui se dit « très excitée par ce qu’elle fait ». Son nouveau défi : décoder un message caché dans des photos de la Skyline de New York, résoudre une enquête sur un meurtre fictif.
Former des apprentis hackers oui, mais à condition qu’ils restent du bon côté des autorités.
De notre envoyé spécial à New York, Boris Manenti
(Donald Emmert / AFP / Pour « l’Obs »)